Vienne, la nuit
Le retraité français : Bonsoir Docteur, il est tard je sais. Je n’ai pas rendez-vous. Mais j’ai vu partir votre dernière patiente… et me suis glissé par la porte entrebâillée. Ecoutez-moi, je suis très malade, je ne dors plus !
Docteur Freud : Encore un Français ! Mais qu’avez-vous tous ? Allongez-vous, je vous écoute.
R f : Merci, je viens de lire le dernier rapport sur les retraites en France à l’horizon 2070.
Dr F : Vous voulez concurrencer Mathusalem ?
R f : Pas d’humour ! Je viens d’y voir que les retraités ont actuellement un revenu moyen qui dépasse de 3% celui de la population, mais que nous allons le voir baisser, vers 95% du revenu moyen dans dix ans, 90% dans 20 et 80% dans cinquante. Retour à 1980, et ceci avant le COVID-19 !
Dr F : Et alors ? Ce retour vous ennuie ? Vous n’y croyez pas ?
R f : Ce sera pire ! Ce n’est pas parce que le virus va réduire la longévité des vieux, ce qui sera bon pour l’équilibre des Caisses, soyons cyniques, mais parce qu’il va tout changer. Il y aura encore moins de croissance et d’emploi. Les entreprises vont licencier et peu embaucher. Le système sur lequel nous vivons, celui de « la retraite par répartition », selon lequel les salariés d’aujourd’hui cotisent pour les retraités d’aujourd’hui, va exploser aux deux bouts : moins de salariés, plus de retraités. Et ceci d’autant plus que l’on pousse devant nous des régimes déficitaires, fonctionnaires, agriculteurs… avec, pour les autres, des réserves qui s’effondrent ! En 2070, il y aura 1,3 cotisant pour 1 retraité, contre 1,7 aujourd’hui. Encore moins tenable !
Dr F : Que puis-je y faire ?
R f : Nous aider à dire que cette retraite par « répartition » est une « déresponsabilisation » ! Les Français croient qu’ils ont des « droits à la retraite », alors qu’ils ont des « devoirs de travail » ! Ces « droits » ne sont que des points théoriques qui n’ont de réalité que si la croissance se poursuit, si les entreprises continuent d’innover, d’investir, d’être rentables. La retraite vient toujours du profit : le mot tabou !
Dr F : Vous venez me voir pour que je détaboutise le profit !
R f : Au fond : oui. Avec la capitalisation, au moins c’est clair. Les américains voient leur patrimoine retraite lié à la bourse. Ils s’inquiètent quand elle baisse et font leur possible pour qu’elle regrimpe, pour les milliardaires et pour eux !
Dr F : Au fond, vous, Français, vous vous créez un sentiment de culpabilité qui vous arrange, et le savez. Car il ne s’agit pas de vous sentir « coupable » en demandant à vos enfants et petits-enfants de payer pour vous, puisque vous savez bien qu’ils ne pourront le faire, précisément à cause de votre égoïsme actuel, qui les plombe ! Et vous n’aimez pas le profit : ce pieux mensonge vous arrange, il sera terrible pour eux !
R f : Alors il faut que nous disions que le profit, l’argent, l’accumulation, ce n’est pas le mal…
Dr F : Vous savez que, pour moi, l’argent est une façon de gérer le rapport de l’être à l’avoir, à son avoir, à son plaisir, aux autres en pacifiant nos rapports, en les distanciant, donc de gérer nos angoisses entre nous, aujourd’hui et surtout demain.
R f : C’est pour cela que je viens vous voir. Il ne s’agit pas d’aliénation, d’Eros, mais du mensonge sur lequel tout repose dans notre société, de ces « droits à rien » que nous créons. J’ai peur de la révélation de ce refoulé d’après-guerre et de la montée de la violence, quand « on » saura.
Dr F : Oui : l’argent n’a jamais fait le bonheur, moins encore celui qui ne sera pas là. Pourquoi ne pas se dire alors que la croissance vient du travail et de la prise de risque ? Pourquoi vous, Français, ne sortez-vous pas de cette longue séance psychanalytique, avec la montée de sa dette qui vous maintient sans vous guérir, pour vous dire que la retraite par répartition est, en fait, « le principe de réalité » : celui du paiement au comptant. Vous le refusez. Alors « la » dette monte et couvre « le » mensonge. Puis vous le niez, en compliquant les règles. Mais ces projections à 50 ans vous montrent que vous ne pourrez pas payer cette « dette sociale ». Alors vous jouez à la conscience malheureuse, qui est en fait menteuse !
R f : Le Président Macron s’est engagé à ce qu’un euro versé pour la retraite donne à tous la même part d’euro !
Dr F : Un concurrent. Mais il n’y a rien de plus dangereux que de passer du principe de plaisir, celui des rêves, au principe de réalité, ce cauchemar. Donc payez-moi la séance !