Alerte sur la zone euro : la BCE est-elle en plein déni de réalité ?

- Ecrit par

La Banque centrale européenne (BCE), a décidé de resserrer sa politique monétaire et d'accélérer la sortie de son soutien monétaire à l’économie, malgré les incertitudes liées à la guerre en Ukraine.

Alerte sur la zone euro : la BCE est-elle en plein déni de réalité ?

 

Atlantico ; Deux semaines après le « retour de la guerre en Europe », alors qu’un embargo sur le pétrole et le gaz du premier fournisseur d’énergie de l’UE se profile, la BCE a annoncé qu’elle allait pourtant resserrer sa politique monétaire. Au vu du contexte actuel, à quel point est-ce une erreur ?

Jean-Paul Betbeze : Dans « politique monétaire », il y a le mot « politique » : avant de parler d’erreur, il faut faire attention. De fait, la Banque centrale européenne se trouve face à une situation adverse et imprévue. Imprévue, car nul ne sait comment cette guerre va évoluer et avec quels arrangements elle va cesser. Adverse, car l’inflation est déjà très au-dessus du mandat de la BCE, la fameux 2%, en s’installant à 5,1%, avec le risque d’un double engrenage entre une inflation par la hausse des salaires, déjà installée, et une inflation par la hausse du gaz et du pétrole, sans oublier les produits alimentaires, métaux et minéraux.

La BCE ne pouvait donc qu’annoncer « une sorte de resserrement » pour calmer une part de ses troupes (sous influence allemande et pour éviter une trop forte baisse de l’euro) et « une sorte de desserrement », en mettant l’accent sur l’incertitude de ses choix futurs, et se garder un espace de liberté.

« Une sorte de resserrement », c’est surtout un effet d’annonce qui ne fait quantitativement pas grand mal. C’est réduire le rythme d’achats d’actifs (asset purchase programme, APP) de la BCE, pour les trois mois à venir. Les achats nets mensuels au titre de l’APP s’élèveront ainsi à 40 milliards d’euros en avril, 30 milliards en mai et 20 milliards en juin, 10 milliards de moins chaque mois. Ceci n’est pas énorme, compte tenu de la masse des titres détenus par la BCE et qui continue de peser sur les taux longs, faisant que leur rendement réel est très négatif : un signal.

 

Par ailleurs, dans le scénario « sévère » de la BCE, l’UE connaît une croissance de 2,3% en 2022 et 2023. Face à la situation internationale, les prévisions sont-elles en déni de la réalité ?

Plutôt, ces prévisions ne sont pas très crédibles. Le scénario de croissance n’annonce guère qu’un ralentissement : 3,7% de croissance dans la zone euro en 2022, 2,8% en 2023 et 1,6% en 2024. Ceci vient sans doute de l’atténuation du sursaut post-Covid mais sans beaucoup s’avancer sur les politiques énergétiques (et « vertes »), d’autonomie en matière de chaînes de production et d’activités. Or il faudra bien les financer et elles devraient avoir un effet positif sur la croissance. On comprend donc que peu est dit et calculé sur les effets de la guerre en Ukraine : aides et reconstruction notamment.

Le plus étrange dans ces prévisions vient de l’inflation, qui passerait de 5,1% en 2022, puis à 2,1% en 2023 et à 1,6% en 2024. En tout cela, la BCE ne se distingue pas des autres centres officiels de prévision, qui ont fait leurs calculs avant la guerre et ne pouvaient voir une quelconque issue. Le problème majeur qui pèse sur ces calculs  est causé  par le choc énergétique actuel, qui est plutôt de nature stagflationniste. Et il est difficile à calculer, surtout par les temps actuels.

« Une sorte de desserrement » aussi, car Christine Lagarde n’a rien dit de la suite : après la fin des achats, les taux monteraient, « après » pouvant signifier la semaine qui suit ou « des mois après » selon elle. Tout cela ressemble beaucoup à un message en sens inverse du précédent, dû à la situation économique, pour ne pas dire géopolitique et surtout militaire actuelle. Les marchés financiers ont donc entendu ce double message : la BCE ne peut plus tolérer la hausse actuelle des taux d’inflation et va agir, mais elle ne se liera pas les bras, dans une situation aussi incertaine.

 

Comment expliquer que la BCE ait pris ces mesures contreproductives et fait ces anticipations au mieux optimistes, au pire irréalistes ? Quelles en seront les conséquences ?

Soyons clairs : dans la guerre actuelle, l’Allemagne est le pays le plus touché, mais peut résister, puis c’est l’Italie… Soyons mesurés : la BCE n’avait pas grand choix, dans sa démarche ce mois de mars. Elle est d’abord dépendante de son mandat puis de son système de prévisions, peu réactif du fait des modèles économétriques sur lesquels il se fonde. La BCE reconnaît d’ailleurs ses erreurs, lors de sa réunion des 2 et 3 février. « Il a été observé que la surprise pour janvier (celle de la hausse de l’inflation) était la dernière d’une série de résultats sous-estimés et qu’elle s’était produite en dépit d’une forte révision à la hausse des perspectives d’inflation dans les projections des services de l’Eurosystème établies pour décembre. D’un côté, la taille exceptionnelle des erreurs de projection récemment observées a été vue comme le signe de l’incertitude à laquelle les prévisionnistes sont actuellement confrontés. De l’autre, il a été reconnu que l’on pouvait s’attendre désormais à une accélération de l’inflation à court terme et que la bosse d’inflation mettrait plus de temps à s’atténuer». Si on lit bien, les prévisions de mars en matière d’inflation seront donc fausses ! D’ailleurs, les marchés n’ont pas cru à ces prévisions de prix ! Les rendements des bons du trésor passent ainsi à 0,32% pour l’Allemagne, 0,7% pour la France et 1,9% pour l’Italie, alimentant à nouveau les inquiétudes pour ce pays.

Dans l’incertitude où elle était, confrontée à ses erreurs précédentes de prévision sur l’inflation qui se voulaient apaisantes, sinon dilatoires, la BCE ne pouvait qu’envoyer un message de préoccupation, sans oublier de prendre plus de précautions, pas seulement sur l’inflation, mais sur la stabilité économique et bancaire des pays touchés par des pertes en Russie, ajoutant qu’elle ne s’engageait pas pour la suite et plus encore sur sa périphérie. Pour les banques, elle prévoit toujours d’arrêter en juin ses conditions spéciales de refinancement (TLTRO III), mais sans secousses – à voir. Surtout, « compte tenu de l’environnement très incertain à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie et du risque de répercussions régionales susceptibles de peser négativement sur les marchés financiers de la zone euro, (elle) a décidé de prolonger la facilité de repo de l’Eurosystème pour les banques centrales (Eurosystem repo facility for central banks, EUREP) jusqu’au 15 janvier 2023… Ces dispositifs constituent un ensemble complet de filets de sécurité visant à répondre à d’éventuels besoins de liquidité en euros en cas de dysfonctionnements des marchés ». Et on en a peu parlé !

Au fond, la BCE est plus faible et plus exposée que la Fed aux effets de la guerre et, dans le brouillard actuel, elle ne sait pas tout, ni ne peut tout dire. Cette fois encore, elle est sous pression(s).


Atlantico

Aller sur le site