Ce qui se passe sur les marchés financiers n’est toujours pas normal, même s’ils commencent à baisser. Nous le savons, mais faisons comme si de rien n’était. Voilà des mois que la reprise économique est en cours aux Etats-Unis, pas ailleurs. La croissance va vers 2 % cette année, 3 % l’an prochain. L’inflation est à 2 % et les taux courts restent bloqués à 0 %. Pourquoi ? Parce que la Banque fédérale américaine fait tout pour « tenir » ses taux courts aussi bas et longtemps que possible. En sus, elle compresse « psychologiquement » les taux longs, après la « compression financière » par l’achat direct de bons du trésor (le quantitative easing).
Si les choses étaient « normales » aux Etats-Unis, les taux courts seraient vers 2 %, les longs vers 4 %. Les dirigeants de la Fed annoncent d’ailleurs qu’ils vont le faire, mais les marchés n’écoutent pas. L’an prochain les taux courts iront vers 1 %, 2 % en 2015, en attendant plus en 2016. Les marchés financiers, encore sensibles aux vieux discours de Janet Yellen, la Présidente de la Fed soucieuse des chômeurs de longue durée, rêvent qu’elle continuera à freiner la hausse des taux.
Mais les marchés financiers sont des ressorts. Aujourd’hui compressés, ils vont décompresser. Bien sûr ils comprennent la Fed et son idée de soutenir la croissance à moyen terme en aidant autant que possible l’emploi. Ils la comprennent si bien… qu’ils en profitent. D’abord la bourse monte, avec ces taux si bas qui soutiennent les profits des entreprises et permettent les rachats d’actions. Puis les entreprises s’endettent sur les marchés obligataires. Les OPA hostiles fleurissent et soutiennent la bourse. « Si l’argent est si peu cher, profitons-en pour emprunter à long terme et « cravater » le concurrent » se disent-elles. Et d’ajouter : « et comme ça ne va pas durer, reprenons-en ». C’est le risque.
Les bourses pensent au choc qui se prépare, c’est pourquoi les entreprises restent liquides. Elles savent comment sortir de cette crise : être plus profitables, plus modernes et plus autofinancées que leurs concurrents. De leur côté, les bourses émergentes veulent vivre leur vie, relativement moins connectées au dollar, plus à leurs demandes internes. Tout cela va dans le bon sens.
Mais attention aux « excès de surliquidité ». La sortie de crise de surendettement n’est pas celle d’une sortie de cycle classique. La liquidité en est la précondition, le risque de surliquidité guette. La liquidité est bonne. Il en faut pour montrer aux marchés qu’on est sortis d’affaire, rentables et moins endettés. Il en faut ensuite pour se préparer au « choc de décompression » des taux. C’est alors que les choses se compliquent si les entreprises continuent d’augmenter leurs liquidités en s’endettant encore pour financer une croissance externe avec des cibles chèrement payées. Le phénomène est avancé pour les grandes entreprises. Les grosses PME suivent.
L’étrange couple décompression/surliquidité est notre risque majeur. La Fed le sait, en jouant les prolongations. Elle pense surtout que ce sont « les autres » qui vont en pâtir. La Banque centrale européenne le sait et entend déconnecter autant que possible les taux européens des taux US en insistant sur les faiblesses de la zone – pour affaiblir l’euro. Les gouvernements n’ont pas compris ce risque. Pour l’atténuer, ils doivent réduire en tendance leur dépense publique, au risque d’un ralentissement temporaire plus important. Seul l’objectif d’une dépense publique en baisse freinera la remontée des taux longs
Notre stratégie de sortie en France n’intègre pas le risque de hausse des taux/décompression, au risque de replonger. La bonne sortie de crise sera lente, mesurée, consolidée. Elle demandera plus de profit qu’avant, avec plus de liquidité, plus d’autofinancement et relativement moins de crédits, pour investir dans des équipements plus modernes et souples, avec relativement moins d’emploi à la clef. Pour les entreprises, le risque est celui de rater la baisse actuelle des taux pour ne pas accélérer leur croissance externe. Pour l’Etat, le risque est de ne pas aider aujourd’hui les entreprises dans leurs efforts en appuyant les réformes, et de ne pas pousser les feux de sa propre modernisation. Après, ce sera trop tard.
Également publié sur Atlantico.