Messieurs,
Je vous lis, voyez le papier découpé qui a retenu mon attention et que j’ai mis tout en haut de cette missive, et vous écris tout de go, au plein cœur de cette tourmente du Nobel qui m’extrait de l’après-guerre. Nous partageons en effet, du moins je le crois, les mêmes impressions sur la France, peut-être les mêmes pressentiments. Vous venez en effet de décider de maintenir, pour mon pays, la même note AA, mais avec cette fois une « perspective négative ». C’est une bizarre expression pour moi, qui ignore tout des perspectives, mais qui a sans doute cours dans votre métier. Techniquement, vous vous inquiétez de notre croissance, de notre déficit extérieur, de notre déficit public, et plus encore – si je lis bien votre anglais – de notre volonté de réforme et de la capacité de nos dirigeants à nous sortir du brouillard dans lequel nous nous enfonçons.
Brouillard : ce qui vous inquiète est ce qui m’habite. Voilà des années que je travaille sur cette attraction du flou, de l’incertain, du cotonneux, qui m’obsède et nous hante. « A la recherche de la grandeur perdue », c’est le texte que nous écrivons désormais, de plus en plus, toujours plus vite. Il faut nous comprendre : le déficit public qui se creuse au point de nous engouffrer, impliquerait chez nous, pour en sortir, un vouloir vivre qui semble nous faire défaut. Nous avons une sorte de fatigue existentielle. Le goût du flou nous étreint. Descartes est bien mort, Victor Hugo aussi. Le « mal du siècle » sourd de partout.
Pour en sortir, il faudrait sans doute que nous baissions les impôts et taxes, à commencer par l’ISF. Quel courage nous faudrait-il alors, pour rebrousser chemin par rapport à la pente qui est la nôtre. Or vous voyez que nos dirigeants actuels veulent y inclure les œuvres d’art ! Notre France va se vider de ses chefs-d’œuvre anciens, comme elle se vide aujourd’hui de ses jeunes talents. Les camions de déménageurs vont commencer, on ne sait jamais, à aller vers Bruxelles et Londres, à l’instar des TGV qui drainent notre sang neuf dans leurs mouvements pendulaires, dans les matins blêmes et au crépuscule. Une nouvelle Occupation nous guette, celle des capitaux étrangers. Ils possèdent plus de 40 % de notre bourse désormais, plus de 60 % de notre dette publique. La nouveauté, par rapport à la précédente, est que cette fois nous les appelons de nos vœux et nous en félicitons. C’est, selon nos dirigeants, l’attractivité et la sécurité du pays qui seraient ainsi appréciées ! La Place de l’Etoile n’est plus un lieu de rayonnement mais, comme pour un GPS désormais, le lieu d’où il faut partir pour faire ses emplettes, par ces temps de soldes nationales.
Au fond, messieurs Standard and Poors, je crains que vous ne passiez à côté de l’essentiel. Je lis vos prévisions pour les années qui viennent et suis ébahi de votre goût du détail pour un futur qui nous échappe. Le sursaut que vous appelez de vos vœux est bien moins probable en effet que cette douce sortie de l’histoire qui nous attire. A robust recovery of the French economy could prove elusive… dites-vous. Elusive : j’aime le qualificatif. Le processus risque en effet de s’accélérer avec ces baisses de prix qui s’annoncent, pour nos entreprises et nos vieilles demeures, à la suite entre autres choses de cette « perspective négative » que vous nous conférez. Les musiques anciennes, les danses disparues, les voix lointaines avec ces étranges accents, un peu nasillards, de nos radios, tous ces sons étouffés sous les tentures et les coussins, voilà la tiédeur qui nous sied. Et vers laquelle, sans le vouloir peut-être, vous nous poussez.
Merci, quand même, de faire sérieusement votre travail et de nous envoyer, régulièrement, de tels écrits, avec de précieux tableaux chiffrés. Eux aussi, je vais les découper et les classer. Mais je vois pâlir leur couleur, bien plus vite que les pages écrites à l’encre violette avec la plume Sergent major de mon enfance. Continuez néanmoins vos envois. J’attends le prochain, dans six mois si j’ai bien compris. Je guetterai la bicyclette du facteur, avec sa sonnette.
Un miracle est toujours possible. Les voies de la France sont, elles aussi, impénétrables.
Également publié dans Économie Matin.