On l’entend partout : la France ne cesse de se fracturer, dans un monde qui aussi se fracture. On s’interroge alors avec angoisse : et nous ? La démocratie va-t-elle disparaître sous les débris d’un Occident qui l’a fait naître, en nous enterrant ?
De fait, ce que nous voyons peut faire peur : les tensions économiques et sociales montent, au sein de chaque État et entre États. La révolution technologique, la démographie, le climat et l’écologie n’aident pas à ramener le calme, au contraire. Permacrise ou polycrise : les néologismes abondent, pour décrire cette convergence de bouleversements et nous « aider » à penser leurs effets. Penser même pas, résoudre moins encore. Aux États-Unis, un chantage naît ainsi à la Chambre des Représentants pour forcer le Président Biden à réduire ses dépenses publiques, autrement ce sera la faillite ! L’Union européenne voit monter ses divergences, Hongrie, Slovaquie, Pologne, Pays-Bas, chaque membre essayant de réduire ses problèmes au détriment des autres. Les routes dites « de la soie » relient, par train ou bateau, les économies européennes à la Chine. Officiellement, c’est pour renforcer les solidarités, à moins qu’il ne s’agisse de dépendances. Deux guerres s’installent, en Ukraine et en Israël, qui sont deux lignes de faille peuvant se joindre, depuis Moscou et Téhéran, Pékin n’étant pas loin.
Face à cela, les efforts redoublent pour colmater les brèches et renforcer le tissu social des démocraties. Mais par quoi et où commencer ? Peut-on « diviser chacune des difficultés… en autant de parcelles qu’il… serait requis pour les mieux résoudre » sachant, avec le cher Descartes, que « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée » ? Pas facile, si « le bon sens » dépend plus que jamais de chacun, en fonction de ses origines et plus sûrement de ses visées. Pas facile non plus, si les « parcelles » ne sont ni petites, ni indépendantes. Les voilà devenues des réseaux emmêlés. Le monde échappe plus que jamais à la logique cartésienne, quand les passions, le goût du pouvoir, le ressentiment et l’instinct de revanche dominent la raison. Impossible alors de faire des plans et de nouer des stratégies, a fortiori partagées. Tout est contingent, instable, incertain. Tout est « en même temps », mais partout et dans tous les sens.
Faut-il désespérer ? Non : si notre monde se fissure, il va se refaire, mais pas « comme avant ». Nous devons avancer et changer, sans rêver. Le « comme avant » n’a jamais été stable non plus. Plus s’éloigne le passé, plus il se simplifie dans nos souvenirs, entre grandes guerres et grandes crises quand même. Les empires anciens imaginent néanmoins se reconstruire : URSS et Russie, Empires du Milieu, ottoman, des Indes…. Mais l’exercice rétrospectif s’arrête bientôt : qui songerait aux Empires français, britannique ou austro-hongrois ? La marche arrière est rarement démocratique.
Surtout avancent les forces qui ne dépendent pas de nous, qui nous contraignent et dont nous pouvons profiter. Le changement climatique s’impose aux lieux de vie et de travail. La révolution technologique bouleverse les modes de vie et les productions. Face aux instabilités qui s’annoncent, inévitables et a priori favorables aux générations futures, les actuelles se cabrent souvent, récupérées par des régimes illibéraux. Mais refuser le monde qui change ne l’empêche pas de changer : les neiges fondent, l’eau se raréfie, les températures s’affolent. Il n’y a plus de saisons. Seules les démocraties peuvent mener ces difficiles changements mais en l’expliquant, pas en contraignant. Ce processus est enclenché dans les entreprises, avec les salariés, les consommateurs, les marchés. L’écologie doit être décrite à la base, pour convaincre et changer efficacement. Ce ne sera pas simple, mais se fera, sachant qu’il n’y a pas d’autre bonne voie.
La bipolarisation du monde est un moment de l’histoire. Elle reflète l’attitude des peuples, sous l’influence de leurs dirigeants, par rapport au choix : s’adapter ou refuser. Il ne s’agit plus d’opposer capitalisme à socialisme. Le capitalisme a partout gagné, mais sous des formes diverses et avec ses travers. La lutte actuelle est entre capitalisme libéral et capitalisme illibéral. La bipolarisation en cours va donc mener à plus de tensions encore, jusqu’à ce que cèdent ceux qui se raidissent. Ce sera le temps des libéraux, mais seulement s’ils s’unissent pour éviter un Munich mondial. Leur responsabilité.