Le vrai mystère de la reprise américaine est celui des salaires et des emplois. Le plein emploi est pratiquement là, la liquidité partout, pas la hausse des salaires, moins encore l’inflation, donc pas assez la reprise, pour cause de faible consommation. Que se passe-t-il donc dans la première économie du monde ?
- 0 % de taux courts. Devant une telle crise, la politique monétaire doit être ultra-accommodante. C’est bien ce qui se passe depuis fin 2008. Mais pourquoi attendre si longtemps les résultats, dans cette économie supposée si réactive ?
- 26 % du PIB : c’est la taille du bilan de la Fed. C’est plus de trois fois son poids relatif d’avant crise (8 %), à comparer aux 20 % actuels de la BCE pour la zone euro, contre 15 % environ avant crise. Cette explosion, c’est la marque des trois quantitative easings américains. Devant ces taux courts à zéro qui ne font pas repartir la machine, Ben Bernanke, le Président de la Fed, décide d’acheter directement des bons du trésor pour faire baisser les taux longs. Ils plongent alors jusqu’à 1,4 % en juin 2012, au moment où l’inflation s’établit à 1,7 %. Depuis, les taux longs américains sont remontés à 2,8 % début 2014, mais rechutent aujourd’hui…
- 2 % (contre 0,2 % en Allemagne et 0,5 % en France) : c’est le taux de rendement des obligations d’état aux Etats-Unis, en baisse donc, avec une reprise qui – elle – est bien là ;
- 0 % (contre – 0,1 % en Allemagne et – 0,3 % en France) : c’est l’inflation américaine en février 2015, du fait du pétrole. La vérité est plutôt 1,7 % en rythme de croisière depuis 2012 ;
- 2 % : c’est la hausse du salaire horaire sur un an, entre mars 2015 (24,86 $) et mars 2014 (24,34 $) ;
- 5,5 % (contre 10,2 % en France et 4,7 % en Allemagne) : c’est le taux de chômage, autrement dit le quasi-plein emploi ;
- 2,5 % : c’est une croissance qui pourrait encore légèrement remonter en 2015 (+2,7 %) et 2016 (+3 %). Pour la France, nous attendons 1,4 % en 2015 contre 0,4 % en 2014.
Normalement, ces chiffres sont impossibles à obtenir ensemble, aux Etats-Unis ou ailleurs. S’il y a plus de croissance, les taux courts remontent, les taux longs plus encore. Surtout, en quasi-plein emploi, les salaires doivent monter davantage.
Les explications américaines parlent d’un « retard des salaires » qu’il s’agit de rattraper. Nombre de salariés ont été licenciés dans la crise. Certains de ceux qui sont restés ont un « contrat implicite » avec leur employeur : gel ou modération des salaires contre maintien en emploi. Mais, avec ce taux de chômage, les salaires devraient croître à 3 %. Les salariés sont donc « patients », combien de temps encore ? Autres explications : les fragilités d’entreprises petites et moyennes ou de régions, les chômeurs de longue durée éloignés de l’emploi, les « largués » devant les évolutions technologiques et organisationnelles, plus de machines dans les bureaux et de robots dans les usines. Tout ceci pèse sur les salaires de base et moyens.
On ajoute que ce retard serait en train de se combler, avec de nouveaux entrants. Alors les hausses de salaire deviendraient plus visibles, plus répandues, peut-être soudaines. Alors la Fed a raison de garder ses taux bas plus longtemps que d’habitude, car ce qui se passe n’est pas l’habitude. Elle a surtout raison de suivre les marchés du travail et les salaires pour se préparer à moduler ses hausses de taux d’intérêt.
Surtout, un autre phénomène se met en place, plus important qu’un retard des salaires. Ce sont des cassures de qualifications, donc de salaires, dans l’ensemble des activités. La première cassure est une nouvelle baisse du poids de l’industrie dans la valeur ajoutée, en liaison avec la mondialisation et l’éclatement des chaînes de production (chaînes de valeur) au bénéfice des services. Ils représentent désormais plus de 70 % des actifs. Plus encore, la deuxième cassure se produit au sein des services, entre services à haute et très haute valeur ajoutée et « autres ». Aux Etats-Unis, depuis 2010, 5 millions d’emplois à hauts salaires ont été créés, 4 millions à salaires moyens et 1 à bas salaires.
La Fed va donc attendre pour monter ses taux, mais ce qui se passe est largement ailleurs. C’est une autre économie qui naît, avec des taux bas certes. Pour avancer, il lui faut plus encore des profits et des investisseurs, et surtout des qualifications et des formations. Pas de capital sans capital humain, aujourd’hui plus que jamais.
Voir sur ce sujet Etats-Unis : la cassure de l’emploi routinier, le Zoom du 16 avril.