En matière de géopolitique, où la politique dirige l’économie, il faut voir très loin. Ainsi, en janvier 2024, quand le club des cinq, Brésil, Russie, Inde, Chine, South Africa (Afrique du Sud), dit BRICS, décide de s’élargir pour accueillir l’Iran, l’Argentine, l’Égypte, l’Éthiopie, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, il va profondément changer les rapports économiques mondiaux de l’après deuxième guerre mondiale. Pour aller où ?
Nous venons de passer de 5 à 11 pays dans ce groupe, de 26000 à 29000 milliards de dollars de PIB, de 3,2 milliards de personnes à 3,6. Ce BRICS agrandi pèse dorénavant autour du tiers du PIB mondial, plus que ce G7 qui dirigeait le monde depuis des années, et cinq fois sa population. Bien sûr, ce nouveau groupe est plus différencié encore que l’ancien en termes politiques, moins anti-américain avec l’Arabie saoudite, bien plus avec l’Iran. Il est très puissant en matière de pétrole et de terres rares. Surtout, ce qui l’unit est le projet de se développer autant que possible entre soi, autrement dit d’éviter aussi les remarques, les règles et les sanctions américaines.
Mécaniquement, il y aura donc moins de transactions en dollars, sans que l’on puisse pour autant parler de « dédollarisation ». La devise américaine reste en effet la grande monnaie de réserve et si elle voit sa part lentement refluer dans les transactions, c’est pour autant en dollars que l’on évalue le pétrole sur les marchés à terme et que les transactions complexes se font à New York, qui dépasse Londres. La « yuanisation » du monde n’est pas encore là, moins encore sa « bricsarisation ».
En revanche, il faut étudier la leçon donnée par le succès des BRICS, à savoir l’échec américain pour lutter contre son hubris. C’est en effet en 2001 que le britannique Jim O’Neill, chef économiste de Goldman Sachs, publie un article ajoutant les PIB des BRIC (l’Afrique du Sud ne faisait pas encore partie du groupe) pour signaler le risque de leur croissance par rapport aux États-Unis sans qu’ils s’en soucient, ni qu’ils donnent à la Chine assez d’importance dans les instances politiques, notamment au FMI, pour tenter de l’amadouer. Le papier de 2001 sur le risque BRIC par rapport à l’hégémonie américaine a été critiqué comme une addition simpliste de PIB, alors qu’il annonçait une union de forces.
Depuis, les BRIC devenus BRICS, n’ont cessé de croître et de se rencontrer chaque année. La Chine, qui ne cesse de grossir, fait passer l’addition des PIB comme une solution conjointe aux problèmes de chacun. En trente ans, le sigle tant moqué devient une réalité politique, les Routes (chinoises) de la soie traitant, elles, une réalité économique. Bien sûr il y a des divergences internes, et il y en aura de plus en plus, qu’il s’agisse de guerre en Ukraine ou de tensions frontalières entre Inde et Chine actuellement, mais le désir d’expansion est le plus fort. Il l’est d’autant plus que les États-Unis développent une politique protectionniste, en subventionnant leur réindustrialisation face à la Chine, l’Europe faisant de même, pour leur répondre… à eux !
Évidemment, avec ce BRICS élargi, il s’agit de bien comprendre que les BRIC ont tenu, même si les « experts » ne cessent d’alerter sur la crise immobilière et financière chinoise en cours. Mais où étaient-ils quand les États-Unis développaient leurs subprimes ? Aujourd’hui, les « géopolitistes » mettent en avant la complexité des relations mondiales entre grandes puissances : toutes sont partenaires commerciaux, toutes rivales mais toutes soumises à des dérèglements écologiques qui impliqueraient des politiques coopératives dans le cadre des COP, avec mesures et engagements annuels. Un commun péril mortel peut-il faire se parler et « poser les lances » ?
Ce serait optimiste : G7 face à BRICS élargi, les deux chiens de faïence sont là. Égaux par le PIB, la Chine a réussi son coup médiatique. Elle a absorbé le Tibet, Hong-Kong et contrôle les Ouighours. Taiwan attendra. Chacun va chercher à affaiblir l’autre, dans une guerre d’usure. Le terrain est tout trouvé : la finance. Washington freine l’envoi de puces en Chine, Pékin interdit les téléphones Apple dans l’administration et la société perd 200 milliards de dollars en bourse. Et Pékin détient officiellement 870 milliards de dollars en titres américains, derrière les 1100 du Japon. Et s’il en vend, compte tenu de ses « problèmes » ?
« Guerre impossible, paix improbable » disait Raymond Aron : nous y voilà.