Aron et Sartre continuent leurs discussions

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 Aron et Sartre continuent leurs discussions

Ils n’ont jamais cessé de débattre depuis leur entrée à l’École Normale Supérieure. Leur seule vraie interruption fut la guerre, où Aron commença de résister à Londres avec de Gaulle et Sartre à Paris, en 1945. L’un a toujours analysé, pour comprendre, l’autre a commencé par être péremptoire, et n’a jamais arrêté. L’un demandait de réfléchir par soi-même, l’autre de le suivre. L’un reste donc moins aimé que l’autre.

 

Aron : Enfin tranquilles, nous allons pouvoir analyser et conseiller.

Sartre : Trop tranquilles ! Moi, je préfère critiquer que conseiller, analyser bien sûr, mais pour agir. Conseiller, c’est collaborer.

 

: Collaborer n’a pas toujours le même sens : parfois c’est aider, parfois c’est trahir. On l’a vu. Ah je te reconnais bien, avec tes phrases au scalpel. Je connais aussi tes opinions, ou plutôt tes jugements, qui peuvent changer, contre cette approche factuelle et précise que tu viens de « résumer » pour la tuer : la mienne. Mais regarde quand même ce qui s’est passé depuis notre départ. L’URSS a explosé et Staline est devenu Poutine, Mao s’est transformé en Xi et Cuba sans Castro, est pire encore. La démocratie populaire est un oxymore qui a explosé, et la Dictature du prolétariat est devenue dictature, tout court.

S : Tu te répètes, comme toujours.

 

: Mieux vaut se répéter que se contredire.

S : Ce qui me paraît important, aujourd’hui plus que jamais, c’est de libérer les peuples de la tyrannie du capital, que cette bourgeoise s’allie avec les soi-disant démocrates élus ou avec les tyrans. Ce que je crains, c’est la démocratie bourgeoise et cette solution qu’elle prétend apporter à tous les systèmes politiques. Elle amène avec elle la tyrannie de la majorité, de ton cher Tocqueville. Tu reconnais : « Qu’est-ce donc qu’une majorité prise collectivement, sinon un individu qui a des opinions et le plus souvent des intérêts contraires à un autre individu qu’on nomme la minorité ? Or, si vous admettez qu’un homme revêtu de la toute-puissance peut en abuser contre ses adversaires, pourquoi n’admettez-vous pas la même chose pour une majorité ? »

 

: Oui, je reconnais l’analyse de ce génie, avec ses défauts. Bien sûr que les idées ont tendance à se regrouper, on appelle cela mouvements d’idées et partis. Ils amènent des hommes. Et ceci est de plus en plus vrai avec les nouveaux moyens de communication qui propagent les « nouvelles », vraies mais surtout fausses. Elles suscitent des comportements étonnement grégaires. Le pire est que toutes ces dictatures, populaires ou non, font de remarquables progrès, si l’on peut dire, dans les histoires qu’elles créent et propagent. Chez elles, elles créent un véritable monopole du mensonge et saturent l’espace. Tout est Pravda. Au dehors d’elles, les vraies démocraties sont leurs principales ennemies. Elles les inondent de récits, toujours plus différenciés et envoyés à tel ou tel groupe pour, au moins, le troubler. Donc ce n’est pas la démocratie qui crée le risque dictatorial majeur, loin s’en faut.

S : Fort bien, mais on ne peut mettre dans un même sac les dictatures d’un tyran et de ses affidés, avec la prise du pouvoir, nécessairement violente, d’une classe exploitée qui se bat pour que cela cesse, en bouleversant l’ordre exploiteur. Une révolution populaire n’est pas une discussion.

 

: Oui, même aux Deux magots ! Mais elles finissent pareil. Au début, les démocraties populaires, c’est émouvant quand elles décrivent les conditions de travail, de vie en fait, des enfants, des femmes et des hommes. Mais elles finissent avec des prisons emplies par des tribunaux d’exception.

S : Mais on finit aussi par faire bouger le capitalisme, renforcer les droits de la classe ouvrière, augmenter les salaires et diminuer la durée du travail. Certes, il y a dans le monde plus de dictateurs qu’avant. Mais la démocratie bourgeoise est surtout partout plus fragile. Elle devra partout céder du terrain.

 

: Du terrain économique ou démocratique ? Et pour qui ?

S : Des deux, et pour les dictatures populaires. Les dictatures non populaires, les dictatures tout court, sont temporaires à l’échelle de l’histoire. Tout finit par la victoire des travailleurs.

 

: Poutine et Xi, des déviations temporaires ? Mais, par les votes, les démocraties se fracturent pour ne pas tomber dans cette dictature de la majorité que craint Tocqueville, et pas les dictatures… pour ne pas tomber en démocratie ?

S : Tu ne changeras jamais ?

 

: Je crains de ne pas être le seul.