Ukraine : les sanctions, arme tactique ou stratégique ?

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 Ukraine : les sanctions, arme tactique ou stratégique ?

 

L’invasion de l’Ukraine depuis le 24 février, après la Crimée en 2014 et l’entrée de troupes russes, plus ou moins masquées, dans les régions de Donetsk et Louhansk, est un drame humain, social, économique et financier, qui peut se mondialiser. Il teste aujourd’hui, dans les démocraties, la vigueur de nos réactions. En effet, plus cette guerre dure et s’étend, plus les sanctions américaines, européennes, japonaises… vont se renforcer et se répandre, pour peser davantage. Elles ne sont plus ce qu’elles étaient au début, ciblant quelques personnes et quelques échanges. Elles changent notre monde, complexe et interdépendant. Il y en aura plus, plus sévères, plus variées, venant de plus de pays, sachant que leurs effets deviennent en même temps plus compliqués à cerner, parfois contradictoires, sachant bien sûr que ces sanctions entraînent des contre-sanctions. C’est alors que l’on trouve aussi des pays qui décident de ne pas appuyer les sanctions américano-européennes contre la Russie, notamment en Afrique ou dans les Emirats Arabes, ou d’aider à les contourner, avec la Chine et même l’Inde, que l’on n’attendait pas là.

D’abord, une sanction n’est jamais simple, ni ne va dans un seul sens. Ce n’est pas comme une mauvaise note ou une gifle. En effet, au-delà des yachts des oligarques saisis et de leurs actifs gelés, ce qui est surtout symbolique (sauf pour eux !), toute sanction économique, financière et politique doit être significative, ce qui la conduit à être symétrique. Le « sanctionneur » sera donc sanctionné, moins que le sanctionné bien sûr et le moins possible aussi, mais il souffrira. Le Président Biden nous annonce que le programme de sanctions qu’il prépare, avec les alliés, va combiner le maximum d’effets négatifs contre la Russie avec le minimum d’effets négatifs pour les Américains et leurs alliés. Comment ? L’acheteur russe devra se passer de la Mercedes de ses rêves, comme le vendeur russe de sa marge commerciale, et Mercedes devra trouver un client ailleurs – ce qui est possible. Mais il y a plus grave, quand on sait que la Russie est le premier exportateur mondial de blé, l’Ukraine le cinquième, et qu’on parle de restreindre les exportations de blé russe. Le gaz présente un cas plus difficile encore, où la Russie est en position de force : l’Union européenne dépend pour 40% du gaz et pour 20% du pétrole russes. Rien à voir avec les États-Unis tributaires eux à 0% pour le pétrole et à 3% pour le gaz, et qui veulent, avec nous, un embargo ! Donc, compliqué.

Ensuite, l’effet cumulé de ces sanctions est si important que l’on se demande si leur objectif n’est pas le départ de Poutine, lui qui est à l’origine de ce drame, plutôt qu’un « arrangement diplomatique », même complexe. A court terme, c’est évidemment l’Ukraine qui souffre le plus, humainement et économiquement, et qu’il faudra aider à se rebâtir et à repartir. Ensuite, la Russie perdra entre 7 et 15% de son PIB en 2022, contre 4% de croissance en 2021. En France, ce sera un ralentissement sensible : +2,3% actuellement annoncé pour le PIB français 2022, contre +3,3% avant l’invasion. Mais, en Russie, l’effet d’ensemble des sanctions : diplomatiques, symboliques, économiques sera sûrement dépassé par la combinaison détonante entre la crise bancaire, qui fait se ruer les Russes vers les guichets et l’effondrement du rouble, qui fait surgir l’inflation. Donc, grave.

Enfin, à long terme, l’enjeu de ces sanctions semble plus important encore : faire échouer une alliance antilibérale, entre Russie et Chine, contre l’Europe… d’abord. Voilà des années que Poutine regrette l’ancienne Russie. Il rêve d’une « alliance » avec la Biélorussie et l’Ukraine, pour peser plus dans un rapprochement avec la Chine, quitte à partager avec elle la Sibérie. La glorification américaine du dollar, plus leur menace « nucléaire » de l’interruption de SWIFT, qui mettrait à bas le système bancaire russe, ont beaucoup teinté aux oreilles chinoises. Les deux pays vont donc protéger au plus vite leurs systèmes bancaires et financiers. La guerre des sanctions et contre-sanctions va monter : énergies, monnaies, terres rares, puces… La Chine va davantage soutenir la Russie : au camp libéral de comprendre ce réveil des Empires. Donc, attention.

Politiques libérales contre illibérales : la guerre d’Ukraine fabrique une autre bipolarisation. C’est un nouveau rideau de fer qui descend. « Que faire ? », comme disait ce cher Lénine.