Ukraine, Israël… : dans frontière, il y a front. L’armée ne doit jamais être loin, pour défendre la limite du pays vis-à-vis de l’extérieur, donc pour y assurer la paix. Mais la frontière est aussi faite pour surveiller et gérer les populations à l’intérieur. Toute frontière a deux faces, on l’oublie. La muraille de Chine permettait de protéger et aussi de contenir, sachant qu’on avance surtout sa légitimité externe. On omet ainsi la réaction du peuple de Paris aux fortifications de 1783 : « un mur murant Paris rend Paris murmurant ». Il ne s’agissait pas seulement de taxes et d’octroi, mais de surveillance de ces « classes laborieuses », qui pourraient devenir « dangereuses ».
Les frontières bougent toujours, malgré ce qu’on fait pour les consolider, murs, caméras, garanties, traités et engagements solennels. Le rapport de forces change en permanence de ses deux côtés, soit du fait des frontaliers qui enragent, soit de celui de voisins et d’alliés des frontaliers eux-mêmes, qui les énervent. Les guerres, invasions, incursions, les rapprochements et les unions, même amicales, ne cessent jamais d’agiter les populations dans leur tréfond, au milieu des discussions des diplomates.
Proche de nous, la guerre d’Ukraine est le plus grave bouleversement frontalier en cours. On en voit les risques et les coûts locaux, ainsi que les premières propagations. En Europe, il s’agit de la Géorgie, où la Transnistrie est russophone, bande de terre séparatiste au bord de l’Ukraine. Ceci sans oublier l’Ossétie du Sud et l’Abkhasie, confettis si l’on veut, mais reconnus par la Russie. Les ébranlements de l’ancienne URSS continuent avec le Haut-Karabagh, absorbé par le riche (en pétrole et en uranium) Azerbaïdjan, qui menace l’Arménie, frontalière de la… Géorgie d’un côté et de… l’Iran de l’autre. Tout ceci se passe sous le regard de la Turquie, voisine de tous. Le retissage des anciens empires se poursuit.
L’Union Européenne a été un symétrique de ce qui se passait à ses frontières de l’Est : elle offrait démocratie et économie de marché, sous l’égide de la loi. Depuis sa naissance à 6 (Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas), elle passe à 9, 10, 12, 15 membres, jusqu’à 27 actuellement. Ira-t-elle à 35 ou plus, sur un modèle américain, en plus hétérogène encore ? Un modèle plus menacé aussi, qui déplace ses frontières, désormais d’abord pour se protéger, puis se consolider et s’approfondir. L’Union devra revoir ses règles, si elle veut être gérable et plus encore réactive, s’il s’agit de lutter contre les attaques. La règle de l’unanimité en matière de politique étrangère, donc de décision hors des frontières nationales, va-t-elle la renforcer, ou ralentir et affadir ses réponses, ou encore y raviver des tensions souverainistes ? Avec tous ces élargissements, l’Union sera-t-elle renforcée face aux lobbies, fakes news et autres chatbots qui vont se déchaîner, ou va-t-elle en mourir ?
Parallèlement, le vieil Empire colonial français poursuit son effacement, avec les tensions aux frontières françaises du fait des migrants. Tout est lié : la vague nationaliste intérieure se radicalise, avec ce qui se passe à l’extérieur. La Russie en profite, Wagner s’y finance, comme on le voit au Sahel : Mali, Burkina Faso, Niger, avant peut-être le Congo, dans ce qui s’y nomme « la deuxième décolonisation ». De son côté, l’Empire chinois regarde toujours Taïwan, mais aussi Vladivostok, imprudemment nommée en russe : « qui domine l’orient », alors qu’elle fut chinoise avant une guerre perdue par l’Empire du milieu. Ceci sans oublier trois ilots inhabités, Sinkakiu en japonais, Diaoyu en chinois, sachant que les Chinois qui les revendiquent n’ont pas leur pareil pour transformer des cailloux en bases navales.
Partout les frontières bougent, surtout depuis la secousse russo-ukrainienne qui a ébranlé jusqu’au Conseil de sécurité de l’ONU, dont la Russie ne respecte pas la Charte. Tout paraît désormais possible contre l’état de droit, la Chine s’abstenant de condamner. Partout, les frontières devront se consolider. Sur le modèle de l’Article 5 du Traité de l’Atlantique Nord : « une attaque armée contre l’une ou plusieurs d’entre elles… sera considérée comme une attaque dirigée contre toutes les parties » ?
En cas d’agression, on entendra ici que l’Ukraine n’est pas encore dans l’Otan, que l’Asie n’est pas l’Atlantique Nord. Rien sur le Moyen-Orient. Munich menace toujours ! Il nous faut faire front.