Pour réindustrialiser la France, quels capitaines d’industrie ?

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Pour réindustrialiser la France, quels capitaines d’industrie ?

 

On n’en parle jamais, et pourtant ! Or, ce sont bien plus d’innovateurs-entrepreneurs qu’il nous faut, en France et en Europe, au milieu de cette crise sanitaire, pour faire repartir l’économie sur un sentier, à la fois, plus solide et nouveau. Les prévisions les plus optimistes parlent de 2022 ou de 2023 pour retrouver le PIB de 2019, mais il s’agit là d’une approche quantitative. Derrière ces milliards d’euros, la base de l’économie est en train de changer. La révolution technologique accélère, les règles et normes évoluent, la concurrence est sans répit, avec en plus les nouveaux venus, startups et autres « disrupteurs ». Les comportements se modifient, qu’il s’agisse de consommation ou d’investissement, sans trop savoir encore comment ils vont se stabiliser. L’épargne des ménages est au plus haut et ne dit rien de son devenir. Les encaisses et l’endettement des entreprises aussi, pour durer, résister ou avancer. Pour ces dernières, il s’agit de préparer le futur, avec des investissements de productivité, des fusions-acquisitions et, si possible, l’achat de projets prometteurs. Mais rien n’est bien sûr : l’incertitude est partout.

 

Il nous faut donc d’abord des innovateurs, dans ce brouillard, pour permettre et baliser les changements et sortir de cette pandémie. Ce sont les innovateurs qui vont décoincer et éclairer les nouveaux comportements d’offre et de demande : guider et permettre. Il faudra savoir ce qui a changé le plus dans les esprits et comment y répondre au mieux et, en même temps, les faire évoluer. Du côté de la demande, la concurrence va sans doute se porter sur la proximité et la sécurité, grâce à un meilleur système d’informations, pour mieux convaincre et attirer les ménages vers une dépense en partie nouvelle. Du côté de l’offre, la concurrence va porter sur les refontes des chaînes de production et de distribution avec, sans doute aussi, plus de sécurité et de proximité et partout plus de nouveautés.

 

Mais ces innovateurs, qui vont chercher à répondre à ce que semble vouloir, permettre et faire avancer ce nouvel environnement, doivent être aussi des entrepreneurs. Innover est un point de départ pour avoir plus de succès au milieu de toutes ces inquiétudes et ruptures, mais ceci n’est rien si l’on ne sait pas convaincre, motiver, entraîner, pour créer, étendre, reprendre des activités sur une plus grande échelle. Réindustrialiser ne peut-être microscopique. Il s’agit de combiner de mieux en mieux industrie et services pour satisfaire et faire évoluer des besoins, actuellement changés, sinon traumatisés. Ces innovateurs ne sont pas seulement des chercheurs, des ingénieurs, des techniciens ou même des observateurs des lacunes actuelles du marché pour les combler, mais des entrepreneurs. Ce sont eux qui font la différence, et le temps est à l’accélération. Apple doit beaucoup à Steve Jobs, Microsoft à Bill Gates, Amazon à Jeff Bezos et, plus près de nous, Airbnb à Brian Chesky, Joe Gebbia et Nathan Blecharczyk, sans oublier Tesla à Elon Musk : ce sont des innovateurs et, au moins autant, des entrepreneurs. Bien sûr, il ne s’agit pas de se faire impressionner par ces succès mondiaux. En réalité, au-delà de leur taille et de leur vitesse, nous retrouvons toujours cette même combinaison d’innovation et d’entreprenariat.

 

Et si, en France, avec 3 licornes sur 300 dans le monde, nous demandions à Frédéric Mazzella pour Blablacar, à Jean-Baptiste Rudelle pour Critéo et à Jacques-Antoine Granjon pour Vente Privée, les raisons de leur succès, et de leur solitude, dans l’hexagone ? Certes, les raisons abondent derrière nos difficultés économiques et sociales. Nous connaissons la litanie. La France a un secteur industriel fragile (de l’ordre de 11% de son PIB, contre 20% en Allemagne), ce qui pèse sur sa croissance, l’emploi et le commerce extérieur. Les entreprises y sont de trop faible taille, ont des compétences insuffisantes, ne sont pas assez exportatrices et implantées à l’étranger, trop en milieu de gamme, trop endettées et surtout pas assez rentables – ceci expliquant en bonne part tout cela. Donc, en même temps, nous ne cessons de développer des outils pour développer des entreprises innovantes : pôles de compétitivité, liens avec les centres de recherche, soutiens à l’essaimage, banques spécialisées, « fléchages de l’épargne », fonds souverains et régionaux… mais les résultats tardent à se manifester. On dira que c’est trop compliqué, administré, vérifié, surveillé. Et on ajoutera qu’il ne sert à rien d’opposer quelques virtuoses mondiaux à des jeunes qui se battent ou à des PME qui résistent avec difficulté. Bref, il faut battre sa coulpe et se lamenter. Mais il est impossible de continuer ainsi !

 

Pour avancer, il faut dire que seul le couple « innovateur-entrepreneur » fonctionne, avec trois composantes derrière tout succès industriel : l’idée d’abord, le financement ensuite et, en permanence, la capacité à faire grandir, la ‘’scalability’’. L’idée vient souvent de l’ingénieur (ou du technicien) qui se rend compte que les ordinateurs étant partout, on peut les utiliser pour voyager à plusieurs dans une auto, donc pour moins cher chacun, qu’on peut optimiser des ventes événementielles, sous-louer quelques jours par mois une chambre vide de son appartement ou prendre directement son rendez-vous chez le médecin. Pas forcément besoin d’être Einstein pour avoir une idée. Elle vient de ce que l’on observe : un manque, un loupé, une insatisfaction, à partir de ses propres expériences et compétences, amis ou réseaux, pour trouver une solution. L’argent, pour passer à l’acte, n’est plus autant le problème qu’auparavant. Certes le lancement est toujours délicat, très risqué, mais famille, amis et crédits personnels sont là, ce qui suppose un goût de l’aventure avec une capacité de conviction : on aura déjà reconnu l’entrepreneur, avec l’innovateur. Actuellement, les business angels, les family offices, des fonds spécialisés sont de plus en plus présents, mais aussi des fonds spécialisés dans des écoles, avec des formations d’appui, des soutiens d’entreprises et de régions, avec aussi l’idée que ce sont les innovations qui permettent les fortes rentabilités, maintenant que les taux sont si bas et les placements « sans risque » ou « avec peu de risque » ne rapportent plus rien. Aujourd’hui, la politique monétaire accroît d’un côté les moyens de financement et, d’un autre, « désespère » l’épargne qui doit se cantonner à la liquidité ou à des bons du trésor, notamment celle des plus importants patrimoines.

 

C’est surtout la capacité à faire grandir le projet qui fait la différence. C’est à cela que les territoires doivent se préparer, dans un environnement devenu à la fois plus hostile et plus perméable. Grandir est indispensable, car c’est alors que les compétences de l’entrepreneur sont décisives pour prouver la validité de l’innovation. Il faut, au plus tôt, penser à l’organisation qui va naître et devoir se développer. L’innovateur-entrepreneur n’a pas toujours le temps pour se projeter à long terme, tant il est pris dans le quotidien, mais il en rêve toujours. L’environnement, au sens large, doit l’aider à voir plus grand et loin, lui simplifier le quotidien, lui permettre surtout d’étendre les compétences liées à l’augmentation de la taille et accepter les changements d’équipes que ceci implique. Et, en France, les organisations territoriales doivent se fédérer autant que possible, sélectionner quelques projets pour masser leurs efforts et les relier avec les programmes nationaux et européens. Attention à la dispersion !

 

Dans la tourmente, avancer. L’accumulation des changements que nous vivons secoue les écosystèmes et la crise sanitaire va non seulement distendre les situations, mais peser dans la durée : nous devons nous y préparer. Des entreprises saines vont peut-être mourir, devant la baisse d’activité et surtout la montée des dettes. Des entreprises jeunes, naissantes, pourront ne pas résister, le temps leur manquant pour donner la preuve de la qualité de leur idée et de leur organisation. La mortalité des « bonnes entreprises » et des « jeunes pousses » va s’accroître, faisant douter des solutions à moyen terme par l’innovation et le changement. C’est là le risque.

 

Car ce monde plus secoué sera plus en quête « d’innovations de rupture », donc plus ouvert qu’auparavant. Les confinements et le télétravail vont en partie changer les modes de consommation et de travail. Les entreprises vont revoir leurs plans de production, de distribution et d’organisation. Et c’est là, plus que jamais, que des innovateurs-entrepreneurs vont lancer des paris de production, de distribution, avec un souci accru de proximité, sous contrainte de prix et de sécurité.

 

Création-destructrice ou Destruction-créatrice ? L’étrange inversion française du concept schumpétérien, qui met la destruction avant la création, peut trouver ici une réhabilitation. D’abord, c’est bien la création qui détruit les produits, les modes de production et de distribution antérieurs. Le téléphone portable réduit les réseaux de banque, l’email ceux du courrier – mais on échange plus que jamais et fait circuler plus de colis et de livraisons. Aujourd’hui, c’est la destruction, en tout cas la menace qui pèse sur les hypermarchés qui conduit à d’autres structures logistiques. L’organisation du travail et des transports va changer, devant les ruptures d’approvisionnement puis les engorgements des transports par train et bateaux depuis la Chine. Viendront celles des logements, bureaux, écoles, facultés, usines et centres logistiques. Pour cela, il faut savoir comment les attentes des consommateurs peuvent durablement changer, comment des entrepreneurs peuvent vouloir changer leurs structures, étant convaincus par des innovateurs-entrepreneurs qui auront exploré les changements en cours et travaillé à leur renforcement.

 

Les territoires ont une responsabilité particulière pour réussir dans l’accumulation des changements en cours, pour affronter les risques et les critiques et faire évoluer l’emploi et le tissu productif. Il s’agit d’aider aux adaptations et aux solutions, d’encourager aux changements en les expliquant et de ne jamais perdre de vue que, pour voir plus loin, il faut voir plus grand.


Le Cercle des Economistes

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