1945 : l’héritage béni devenu largement toxique

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L'héritage du programme du Conseil national de la résistance, après la seconde guerre mondiale, a créé le fameux modèle social français. S'il a été efficace lors de l’âge d’or des 30 glorieuses, il s'avère désormais inadapté aux réalités du XXIe siècle.

1945 : l’héritage béni devenu largement toxique

L’héritage de 1945, avec la mise en œuvre du programme du Conseil national de la résistance et l’universalisation de la Sécurité sociale, a permis de construire l’Etat providence et ouvert la voie à l’âge d’or des 30 glorieuses. Avec le pacte entre gaullistes et communistes qui l’avait permis, le mythe du socle des conquêtes sociales était né.

 

Atlantico : L’union nationale des années 1944-1947 a aussi eu un côté moins lumineux avec un partage de facto de pans entiers de la société française entre ce qui tombait sous l’influence des gaullistes et ce qui revenait aux communistes et à la CGT. Quelles en furent les conséquences ?

Jean-Paul Betbeze : L’histoire est un incessant jeu de corrections, pour corriger des drames, quitte à en écrire d’autres, mais plus tard. Ceci ne signifie pas que ceux qui « font l’histoire » à un moment donné n’ont aucune prescience des risques liés à leurs choix, mais ils sont souvent tributaires des rapports de force de l’instant. Il s’agit donc de « faire au mieux », en espérant que les successeurs auront les capacités et surtout le courage de « bien » continuer.

La France de 1944-1947 fait partie du « camp des vainqueurs », grâce aux Alliés. Elle veut à la fois se reconstruire, avec de Gaulle – pour oublier en partie Pétain et avec le Parti communiste – le « Parti des fusillés », pour oublier aussi en partie le Pacte germano-soviétique (les réalités soviétiques n’étaient pas connues). Mais les États-Unis sont de la partie.

L’après-guerre commence ainsi avec le Plan Marshall, pour aider les « vainqueurs » du côté américain et freiner les avancées communistes : ne soyons pas naïfs. Pour les Américains, il s’agit de beaucoup aider l’Allemagne pour éviter un drame nouveau, en la gardant sous tutelle militaire et politique, en lui permettant de reconstruire son industrie mais surtout pas ses Konzerns (cartels qui avaient largement financé le Reich), d’où le souci de la « concurrence libre et non faussée » (qui passera ensuite à l’Europe), d’où la puissance actuelle de ses PME. En Italie, pour éviter un risque mussolinien, la Constitution a été écrite pour donner autant de pouvoir aux deux Chambres, ce qui explique encore la faiblesse politique de ce pays. Pour la France, il s’agit de l’aider mais pas trop, plutôt son agriculture que son industrie, et l’on aura bientôt la PAC (subventionnée) plutôt que des capacités élevées d’industrialisation et d’exportation.

Dans ce contexte qui semble assez prédéterminé : aider la France mais sans trop, de Gaulle doit diriger avec beaucoup de partis politiques, dont le PC, aussi puissant que le RPF mais moins organisé que lui, loin s’en faut. C’est alors le temps des nationalisations, dont Renault – pour faits de collaboration, avec le PC s’installant avec la CGT (sa « courroie de transmission ») dans les lieux d’information (syndicat de la presse, PTT), le rail (la SNCF), les ports et docks, l’énergie (EDF, GDF). Contrôle direct ou indirect de l’information, des grandes entreprises, des moyens de communication et de l’énergie : on aura reconnu Lénine. Toutes les années qui ont suivi, et maintenant encore, portent les traces de ce partage. Le Parti Communiste a certes décliné, vivant grâce à ses alliances avec le Parti socialiste (ex « socio-traîtres ») et se rapprochant parfois de trotskystes ou de « gauchistes ». La CGT aussi a baissé, mais moins. Elle devient le deuxième syndicat français, dépassé par la CFDT dans le privé et concurrencée souvent dans le public par des mouvements plus extrêmes qu’elle. Mais son emprise reste puissante, ne serait-ce que dans les règles et normes qu’elle a pu obtenir, baptisées « avantages acquis ».

En fait, deux forces expliquent l’évolution du partage politique-économique depuis l’après-guerre :

  • l’économie d’abord, avec la mécanisation, la robotisation, la délocalisation (Espagne, Maroc, Inde et surtout Chine) et surtout la servicisation. La classe ouvrière a largement disparu au profit d’industries plus petites (qui sont souvent sous pression de rentabilité et de compétitivité) et le premier employeur des grandes villes est l’hôpital.
  • la montée spécifique des coûts relatifs des secteurs très syndiqués par rapport aux autres. Ils poussent à des délocalisations, à des concentrations, à des disparitions. « Le France » a disparu depuis longtemps, le premier port français est Rotterdam, une bonne part des revues s’imprime en Belgique et des livres d’art en Italie. Et où ira la presse quotidienne papier ? Contrairement à ce qu’on raconte, la désindustrialisation n’est pas (seulement) un phénomène chinois. On découvre que les coûts salariaux en France sont élevés, notamment dans secteurs abrités, juridiquement ou politiquement. Le drame vient du fait que ces coûts se trouvent souvent face à des compétences insuffisantes : les résultats du budget et du commerce extérieur sont éloquents, le secteur public cherche à vivre hors France (SNCF, ADP…).

Nous vivons aujourd’hui une glissade de l’emploi qualifié, de l’export, des déficits publics. Nos entreprises, sont en général de plus petite taille, notamment que leurs concurrentes allemandes, bien moins rentables et donc plus endettées.

 

Comment ce partage initial des territoires entre gaullistes et communistes a-t-il fini par contribuer largement aux fractures et aux inégalités de statut de la société française actuelle ?

JPB : La syndicalisation est faible en France, notamment dans le secteur privé. Mais les salariés se vivent protégés par les statuts de certains, les accords sectoriels et d’entreprises, les prudhommes et inspecteurs du travail. Une ombrelle demeure, avec ses surcoûts et surtout ses limites à la mobilité, problématiques dans un temps de mondialisation, de révolution technologique, où la crise sanitaire vient manifester un effet d’accélération. Les grandes entreprises publiques protègent les grandes entreprises privées qui protègent, autant que possible » les PME. Tout se fait « par procuration », en commençant par les grèves.

Les statuts et les structures changent très difficilement, par exemple les paliers pour les instances représentatives du personnel, leur nombre, les horaires de délégation… Il faudra des décennies pour que changent effectivement les structures en liaison avec les lois récentes, et encore si les entrepreneurs veulent les mettre en œuvre ! En plus, l’entreprise se charge de plus en plus d’objectifs : écologiques, sociétaux et ses responsables sont de plus en plus poursuivis en justice, ou menacés de l’être. En même temps, cette entreprise est de plus en plus concurrencée de l’extérieur et menacée dans son existence même : disruptée. Le consommateur regarde les prix sur Internet et souvent achète en direct. Dans l’habillement et la chaussure, 60% des ventes se font pendant les soldes. Le livre ou le journal se dématérialise… Comment sortir de ces évolutions, si l’on est déjà plus cher et ne veut rien changer ?

Quand l’environnement change de plus en plus vite et que les structures dominantes, pour les normes et les salaires, promeuvent la continuité, on sait ce qui se produit : les entrepreneurs et les entreprises vont croître ailleurs, naître ailleurs. Le site français devient moins compétitif, le chômage s’installe. Mais il aura fallu des années pour que cette érosion menace l’édifice.

 

Alors que les débats et prises de positions sur le monde d’après le Coronavirus se multiplient, le risque de reproduire ou d’aggraver les fractures nées de 1945 n’est-il pas sous-estimé faute de prise de conscience sur les erreurs initiales ?

JPB : Le monde de « l’après », je ne sais ce qu’il sera. En revanche, le monde de « l’avec COVID-19 » est là : reprise en Chine et en Asie, chômage et marasme dans les pays avancés. Il y aura, ici, une séquelle, un manque à produire, donc un surplomb de chômage. Il sera payé par les seniors qui ne trouveront plus d’emploi et pire, par les jeunes, pour lesquels les offres seront plus rares, les salaires plus faibles, les promotions espacées.

Les arrangements de 1945 ont aidé à la reprise et à l’organisation des nouvelles structures productives, mais elles ont fait naître dans le temps un écart grandissant entre insiders et outsiders. Selon l’Insee, en 2016, tous statuts confondus, un salarié gagne 2505 euros dans la fonction publique de l’état, 2258 dans la fonction hospitalière et 1902 dans la fonction territoriale et 2314 dans le privé en 2017. Les insiders sont donc bien protégés, n’ont pas de gros risque et une carrière tracée, avec longue retraite. Les outsiders sont plus ballottés, à partir de différents chocs : 68, pétrole, révolution des nouvelles technologies, entrée de la Chine à l’OMC, crise des subprimes, crise des dettes publiques en zone euro et maintenant crise sanitaire. Chaque fois, la croissance potentielle française, son PIB possible baisse sans remonter : 6%, 5… nous en sommes à 1%, 1% avec une montée de nos coûts de structure publics, plus les retraites, ce qui fait monter la dette publique à 120% du PIB, sans plus penser à voir comment la rembourser.

Nous ne pensons pas en termes de « sentier de croissance », sans mesurer les coûts structurels de toutes nos mesures, sans voir comment ils vont s’ajouter aux autres. Pire, avant de penser à des dépenses, nous ne pensons jamais à des recettes.

 

Comment ne pas reproduire les erreurs de 1945 tout en préservant l’aspiration à un partage plus juste au sein de la société française ?

JPB : Nous ne percevons pas l’avantage stratégique de la zone euro dans le monde actuel, pour se reprendre face à la crise sanitaire, pour exister entre États-Unis et Chine. En 1945, nous étions avec les riches États-Unis face à l’URSS. Et aujourd’hui ? Les États-Unis sont moins riches et nous ne sommes plus un allié aussi utiles qu’avant. Or, la zone euro pèse actuellement en termes de PIB autant que la Chine (14 trillions de dollars) face aux États-Unis (24). Voulons-nous profiter de ce poids, de cette organisation, de cette crédibilité pour nous allier à l’Afrique et la soutenir, pour peser plus ensemble ? Ou préférons-nous nous endetter pour rien, implicitement garantis par l’Allemagne – le temps que ceci durera ? En 1945 de Gaulle, puis les signataires du Traité de Rome en 1957, quelques années après la proposition inouïe de Robert Schuman de mettre en commun l’acier et le charbon allemand, pour ne plus se battre et créer une nouvelle puissance (fédérale)… en 1950 faisaient l’histoire. Elle a partout avancé depuis et la nôtre, faute d’objectifs et de réformes, risque de s’embourber. La « valeur ajoutée » n’est pas un «avantage acquis » et le partage ne pourra être plus juste que si nous voulons plus de « valeur à ajouter », autrement c’est l’inverse qui aura lieu.


Atlantico

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