Karl, tu nous l’avais toujours dit : le Capitalisme, sous l’effet terrifiant de « la loi de baisse tendancielle du taux de profit moyen », que tu avais découverte, courait à sa perte. L’investissement toujours en hausse, la concurrence toujours plus forte et le prolétariat toujours plus puissant sonneraient le glas économique, puis politique, de ce système honni.
Certes, tu as toujours été prudent dans ta prévision. A cette loi de baisse du profit, qui t’a fait entrer dans l’histoire, tu as toujours ajouté « tendancielle » et « moyen », histoire de ne pas être contredit pas des statistiques ou par la bourse ! Mieux encore, tu as ajouté des « contre-tendances » : innovations – qui redonnent du souffle à des secteurs, découvertes – qui ouvrent de nouveaux espaces, collaboration de classe – qui permet au salaire de baisser. Alors « la tendance » s’éloigne un temps, mais c’est pour mieux revenir ! C’est bien pourquoi tu t’es installé à Londres, lieu où la révolution devait gronder, et lieu où tu reposes.
Or qu’elle n’est pas notre surprise, cher Karl, en lisant une récente étude du FMI (The rise of Corporate Giants de juin 2018, par Federico J. Díez et Daniel Leigh) que c’est l’inverse qui se passe. L’étude est fouillée. Elle porte sur les sociétés cotées de 74 pays pendant trente ans et calcule que le profit monte partout, surtout dans les pays développés, et plus encore aux Etats-Unis ! Certes le Royaume-Uni n’est plus celui de ton temps : mais il a été remplacé par plus gros et fort encore, les États-Unis. Encore un coup de la contre-tendance ! Et ces États-Unis ont subi de graves crises dont ils se sont toujours relevés : contre-tendance encore ! Et les voilà, après cette Grande récession de 2007 qui avait fait craindre le pire, qui avancent plus rentables que jamais : contre-tendance toujours !
De fait, ce FMI, pourtant soumis aux « puissances d’argent », n’en revient pas lui-même. Les grandes entreprises mondiales cotées des pays développés gagnent de plus en plus d’argent ! L’écart entre les prix de vente de leurs produits et ce que leur coûte une unité supplémentaire pour les faire (taux de mark up) ne cesse d’augmenter, à la différence de ce qui se passe dans les pays moins développés. Depuis 1990, ce taux de marge a augmenté de 40% dans les grandes entreprises des pays « riches », contre 5% pour celles des pays émergents et « pauvres ». 35% d’écart en 25 ans ! Karl, pourquoi cette montée ? Pourquoi cet écart ? Tu nous avais toujours dit l’inverse !
D’accord, il y a les contre-tendances ! La première est évidemment la révolution technologique en cours, celle de l’information et de la communication. En peu d’années, rien à voir avec la vapeur et l’électricité, elle a permis aux États-Unis d’éclatantes réussites : les GAFA. Ensuite, elle a créé une véritable monopolisation, au niveau du monde cette fois. Aucun précédent. Ces superstars attirent de plus en plus de ressources financières et surtout intellectuelles pour financer leurs logiciels – qui écrasent les autres, pour étendre leurs réseaux de clients et d’amis – qui asphyxient les autres, pour acheter des start-ups prometteuses – qui tuent dans l’œuf tout risque de concurrence. Tout va donc, de plus en plus, à quelques vainqueurs, peu ou pas aux autres, et la part des salaires dans la valeur ajoutée baisse !
Pire, ces entreprises superstars font de leurs « salariés » des millionnaires, et conduisent les autres à des conditions de plus en plus précaires : du travail certes, mais pas de salaires dignes, dans des emplois peu ou pas qualifiés.
Pire, ces entreprises superstars sont si riches qu’elles n’investissent pas ! Tu me diras que c’est pour ne pas faire baisser leur taux de profit ! En fait, elles rachètent leurs actions parce qu’elles ne trouvent pas d’investissements assez rentables ! Le profit se concentre alors dans quelques groupes qui affaiblissent les autres et s’asphyxie lui-même ! Tu ne nous avais pas dit que le capitalisme serait plus menacé par les monopoles que par des salariés… nationalistes ! Que les États-Unis continueraient d’avancer et de nous forcer à les suivre, face à une nouvelle puissance économico-politique… la Chine. En économie, elle concentre les pouvoirs autour de quelques-uns, moins nombreux qu’aux Etats-Unis. En politique, elle se réclame de… toi !
Marx, réveille-toi ! Dans le capitalisme, les salariés sont patrons. Dans le communisme, les dirigeants exploitent les prolétaires !