« L’Europe, quel numéro de téléphone ? » : on se souvient de la question de Kissinger. Et aujourd’hui alors : combien d’organisations, de traités, de cénacles, de pays, d’états, de nations ? Qui contacter, et pour quoi faire ? Pour répondre à toutes ces questions, il faut procéder comme avec des poupées russes, mais à l’envers.
On trouvera alors, au centre, les 20 pays de la zone euro, zone qui fait figure d’attracteur, plus 5 pays qui utilisent l’euro, plus 7 membres de l’Union européenne mais non de la zone, plus 9 candidats à l’Union, plus 4 membres de l’Espace économique européen ou de l’Association européenne de libre-échange, plus 7 pays qui ont participé, le 1er juin 2023 en Moldavie, à la réunion de la Communauté politique européenne, au-delà de ceux que l’on vient de mentionner. 44 pays y étaient présents, sur 52 « invitables ». Au fond, le plus simple pour le calcul est de retenir les 3 pays qui ont refusé d’intégrer l’Union européenne : Islande, Norvège et Suisse, suite à divers référendums. Pas un seul numéro donc, un standard plutôt, et en cas d’urgence ?
Mais, après l’agression contre l’Ukraine, ce jeu de poupées (non Barbie) paraît terriblement immature : le duo Russie-Biélorussie vient en effet d’agréger contre lui les pays européens. On « découvre » alors qu’on ne se réunit plus « pour » la croissance et le contrôle des déficits, souci comptable, ou la démocratie, noble cause morale, mais « contre » ceux qui nous menacent. Voilà l’ennemi concret : la Russie nous a fait sortir de l’après-guerre, en montrant ce que cachait le rideau de fer. Pour autant, l’Europe est-elle assez unie ? Ou est-t-elle bien trop hétérogène pour freiner l’expansionnisme russe et mener la guerre que ceci pourrait impliquer ?
D’abord, soyons clairs : la guerre est toujours la même. Non plus de loin, par des bombes envoyées d’un avion ou des missiles lancés d’un navire : c’est boots on the ground que la victoire se gagne, rue par rue, mètre par mètre, tranchée par tranchée. C’est Verdun, avec satellites et drones. « Mourir pour Dantzig ? », la question était posée en 1939, quand Hitler voulait occuper ce « corridor » qui permettait à la Pologne de rejoindre la mer Baltique, « corridor » garanti par le Traité de Versailles. Il allait le prendre, intégrant la peur de ses « opposants » et déclenchant la Deuxième guerre mondiale. La question pour l’Europe reste celle des valeurs qu’elle devra défendre, et des moyens dont elle dispose pour ce faire, contre un Hitler passé, interne, ou présent, externe.
Pourtant, l’Europe n’affronte pas encore vraiment ces interrogations. Fidèle à sa démarche, elle entend renforcer encore son « grand marché », avec ses règles, toute à sa stratégie de puissance normalisatrice. Elle veut toujours étendre au monde entier ses idées en matière d’impôts, de pollution ou de gestion des médias, en se rendant compte quand même qu’elle doit d’abord convaincre la Chine et les Etats-Unis, pour avoir quelque chance de réussir. Prêcher par l’exemple est une belle chose, mais l’Europe n’a rien à gagner à expérimenter seule, au contraire. La Chine et les Etats-Unis pourront trouver telle de ses idées séduisantes, mais la première se donnera du temps pour suivre, et les seconds diront devoir passer par le Congrès. Et l’Europe montrera ce qu’il faudrait faire, en s’affaiblissant.
Ainsi, parler d’ « autonomie stratégique » ne va pas de soi, dans un monde ou personne ne peut être autonome. L’autonomie dépend d’ensembles suffisants d’innovations, de capacités financières, d’échanges, de contrats, donc de complémentarités, autrement dit de rapports de force. Ceci est plus encore le cas quand il s’agit de stratégie au vrai sens du mot, donc d’objectifs à long terme, de moyens et d’alliances. La stratégie est la preuve de la souveraineté. Difficile pour un pays qui ne gère plus sa monnaie, à 20 dans la zone euro et qui partage avec d’autres sa logique budgétaire, à 27 dans l’Union. Que devient-elle à 52 ?
Parler d’autonomie stratégique n’a de sens que si on nomme l’ennemi. Il ne s’agit pas d’autonomie « en soi », mais « pour soi ». L’Europe à 52 permet seule cette possibilité. Certes, elle accuse les différences entre membres, mais c’est face aux « fissures » qui viennent d’apparaître en Russie. L’URSS n’était pas un nom de pays, mais un programme : celui d’une Union pour gagner le monde. Et la Chine a un seul numéro d’appel et un seul plan : « une route, une ceinture ». Alors ?
On ne peut pas parler des frontières de l’Europe en 1939 : l’Allemagne est en plein milieu…