Poutine est un grand joueur. En politique, il a éliminé (dans tous les sens du terme) tous ses rivaux internes. En matière militaire, il montre la même patience et le même sang-froid, sans jamais d’états d’âme. Il y a dix ans, le 20 février 2014, les troupes russes entraient en Crimée, sans grand problème : une lecture appropriée de l’histoire et l’effet de surprise jouaient alors beaucoup. Pas un mot sur l’obligation d’avoir à soi une mer chaude, pour ses destroyers. Huit ans plus tard, le 24 février 2022, Poutine risque bien plus en Ukraine, voulant prendre Kiev, sans que l’on puisse dire encore jusqu’où et comment ce tragique épisode se conclura. Voici son jeu.
1 – Cacher, sous une menace nucléaire régulièrement brandie, la poursuite d’attaques conventionnelles. Rien de tel que de répéter que la Russie est « dotée » de l’arme nucléaire : aussitôt, les commentateurs et les politiques vont analyser en boucle cette « nouvelle ». Pendant ce temps, il s’agit d’avancer dans le combat « traditionnel » : les esprits sont occupés.
2 – Mentir constamment, sur le stock d’or et les réserves en yuan et en riyad, désormais dans les coffres des banques centrales de Chine et d’Arabie saoudite. Ils ne risquent pas d’y être gelés, à l’inverse des 300 milliards de dollars de la banque russe déposés à New York. Depuis, le message est bien compris : le dollar est la monnaie américaine, avant d’être celle du monde entier.
3 – User, jusqu’à les épuiser, des stocks d’armes conventionnelles de l’adversaire. L’URSS a disparu, mais pas ses obus, ses canons et ses tanks, bien rangés en Russie. Obsolètes diront les militaires de l’OTAN, bien sûr. Mais avez-vous vu ce qui se mène aujourd’hui : une guerre de tranchées dans la boue. 2024 ou 1914 ?
4 – Faire « s’auto-dissuader » l’adversaire et ses alliés d’utiliser l’arme nucléaire. La véritable dissuasion nucléaire n’est pas celle qui ferait que l’ennemi utilise le nucléaire contre nous, craignant les morts et l’escalade. Le nucléaire dissuade de son propre nucléaire, mais dans les démocraties seulement. Cette autodissuasion devient, grâce à nos services « d’information » et de cyber-guerre, celle de l’attaqué qui n’ose pas se servir de ce qui est censé le protéger. Sentiments moraux ? Peur de tuer ? Crainte du jugement des autres pays, ou de l’Histoire ? Peur des partis d’opposition plutôt, qui brandiront ensemble le risque humain ? Les ogives n’arriveront pas chez nous pour la bonne raison qu’elles ne vont pas partir de chez eux.
5 – Pousser « les autres » à déclarer des lignes rouges que nous ne devons pas franchir au risque de réaction brutale (laquelle ?). Ce seront en fait ses propres limites. Rien ne vaut l’autolimitation que vous donne l’ennemi : c’est le maximum où nous pouvons nous-même aller, sans problème ! Ensuite, il faudra les tester, mais avant il faut laisser mijoter ces chères opinions démocratiques, toujours pacifistes. Les lignes rouges que donne l’ennemi avant le combat sont celles qui lui reviennent. Il suffit à l’attaquant d’en faire plus, en attendant les réactions et les lignes suivantes. Merci, lignes rouges boomerang.
6 – Complexifier le combat en jouant plusieurs jeux, sur plusieurs terrains avec plusieurs alliés et des règles changeantes. Garder l’initiative, pour garder plusieurs coups d’avance. La liste s’allonge : Crimée, Ukraine, Hongrie, Transnistrie, Moldavie, Slovaquie, Burkina Faso, Mali, Niger, Gaza, Liban, Iran, Houtis…
7 – S’allier largement : les amis de mes amis sont mes amis, les ennemis de mes ennemis doivent être mes amis, les ennemis de mes amis peuvent aussi être mes amis. Alors moi, je n’ai pas d’ennemis, sauf s’ils le veulent.
8 – Diviser pour avancer : ne jamais s’arrêter, chercher au besoin un remplaçant. Reculer, jamais. Les médias des ennemis ne doivent jamais parler de mes revers ni de mes arrêts : au besoin je ferai faire des cartes, des photos, des interviews et des films.
9 – Combiner : ne pas opposer hard à soft. Tout s’unit au cœur et au cours de la bataille. La vérité est la première victime de la guerre, avant qu’elle n’éclate. La cyberguerre précède la guerre : le deep fake remplace le réel.
10 – Taire le but du jeu : gagner, mais quoi, où, avec qui, pour qui et contre quoi ? Avec Xi contre l’Europe, puis contre les Etats-Unis. Pour rebâtir les empires ? Pour abattre l’impérialisme US ? Oui, mais la vraie raison : il n’y a rien de mieux que le pouvoir absolu pour qui l’exerce. Pourquoi donc s’arrêter ?