Les deux nœuds gordiens

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 Les deux nœuds gordiens

Deux ? On ne parle pourtant que d’un, souvenir d’une histoire sans doute embellie : rappelons-nous ! La scène se passe en 333 avant JC à Gordon, aujourd’hui Yassihüyük en Turquie. Là, un incroyable entrelac de cordes, le nœud gordien initial, est l’attraction du lieu. Il maintient, fermement attaché, un timon au char du roi de la contrée. Surtout, un oracle promet l’Asie à qui saura le démêler. Vient alors Alexandre, attiré non par l’ouvrage, mais bien sûr par l’oracle ! S’il n’est pas le premier à se lancer dans l’exercice, c’est le premier à choisir une solution directe : non pas détricoter les cordes, mais couper dans les difficultés. D’un coup d’épée, il tranche le nœud : c’était simple, mais pas prévu. Bien lui en prend : les prêtres, surpris, valident l’opération, donnant aux armes d’Alexandre la légitimité « mystique » qui leur manquait. L’énergie de ses troupes alors décuplée, l’Asie lui ouvre ses portes. Alexandre devient « le Grand » et entre dans la légende.

Depuis, le nœud gordien n’est plus seul : d’autres nœuds n’ont cessé d’apparaître et de se complexifier, faute d’être tranchés, voire « tranchables ». Sommes-nous entrés dans un monde ingérable, combinaison de difficultés trop emmêlées et de dirigeants trop timorés ? Plus de nœuds, pas d’Alexandres ? Sauf si cette multiplicité ne dit pas tout.

Car oui, nous vivons avec de nouveaux nœuds : la crise des retraites en France, les problèmes récurrents de la zone euro, ceux croissants entre Chine et États-Unis, plus la guerre en Ukraine, plus le nœud mondial du dérèglement climatique, plus tant d’autres… d’autant qu’aucune solution simple n’apparaît, même pour un. Dans ce monde tout devient plus tendu, emmêlé, plus confus. Comme si cela ne suffisait pas, viennent s’ajouter les cordages des réseaux sociaux, avec leurs questions, intérêts, groupes de pression, exagérations et semi-vérités, qu’il faudra ensuite « checker ».

Pire, dans une démocratie, aucun Alexandre le Grand ne peut survenir. Seul le scrutin est là, pour trancher, après de longs débats et de pénibles négociations. Les élections débouchent sur des alliances, après que le battu a reconnu sa défaite (pas toujours simple) et qu’elles sont possibles (pas simple non plus). Le cas le plus proche du gordien original est le référendum, ce qui explique sa rareté, du fait du risque et du traumatisme qu’il crée. La démocratie aime plutôt arrondir les angles, en lissant revenus et patrimoines, avec taxes,  aides et subventions, en encourageant la concurrence et l’innovation. Elle se méfie des oracles d’une croissance dont tous devraient bénéficier et auxquels personne ne croit. En démocratie, on ne tranche pas le nœud gordien : on le négocie… après l’avoir complexifié. Plus cela va, plus les codes enflent et se contredisent, plus toute avancée devient lente et coûteuse, personne n’étant vraiment satisfait de la solution trouvée, pour poursuivre avec entrain. Plus de chaleur que de vitesse : c’est ainsi.

Rien à voir avec l’autre nœud gordien, celui des pays illibéraux, où les positions intermédiaires, car négociées, sont rares. L’enfant unique chinois est ainsi obligatoire, jusqu’à qu’il ne le soit plus, au moment où on se rend compte que la population chinoise a baissé, et que cet enfant a plutôt été un garçon ! Le zéro-Covid s’arrête brusquement, au moment où l’on se rend compte que le virus obéit plus à la nature qu’au Parti ! En fait, dans ces régimes, trancher le nœud ne peut être aussi définitif qu’il y paraît. La simplicité d’une décision qui semble forte, se venge : que veut Poutine, quand il attaque l’Ukraine ? Et Xi, quand il aide Poutine ? « Trancher dans le vif » ne va p      as sans réaction, puisque ce « vif »  est fait d’êtres humains, pas d’une complexité inerte.

Le nœud gordien que pousse le Sisyphe démocrate est usant, résistant car vivant. Il réagit, regimbe, grossit : pas d’autre choix pour l’élu que de faire avec. Ce Sisyphe démocrate comprend la complexité croissante du monde, qui est sa loi. Bien différent est le nœud que pousse, un temps seulement, le Sisyphe illibéral pour le trancher au plus tôt. Mais sa démarche est risquée : ce nœud, rapidement tranché, finira par l’écraser, au bénéfice du successeur illibéral qui n’attend que cela, jusqu’à sa propre mort.

Deux nœuds gordiens guident ce monde, le démocrate et l’illibéral, poussés par deux chefs de même nom. Mais il faut croire le Sisyphe démocrate heureux quand il pousse le sien, non sans secousses, mais toujours.