La finance soumise : quelle nouveauté ! Elle deviendrait moins hostile aux règles qui veulent l’encadrer, moins excessive et réactive qu’avant, bref : « normale » ? C’est le bruit qui court, sinon le rêve qui se répand : la finance serait rentrée dans le rang. La preuve ? Elle boit les paroles de Janet Yellen, la patronne de la banque centrale américaine, et de Mario Draghi, celui de la banque centrale de la zone euro. Que lui est-il arrivé ? Ceci va-t-il durer ? Est-ce un calcul, une ruse ?
La finance soumise : comment ? C’est celle qui va là où les banques centrales la conduisent, en lui parlant. Le nom de code, scientifique, de cette métamorphose est « forward guidance ». Les banques centrales, par des conférences, des débats, des controverses, des fuites… préparent le terrain de leurs annonces et de leurs décisions. Elles corrigent peu à peu leurs analyses, précisent leurs mots, mais restent évidemment dans le flou, quand elles le souhaitent, et parfois pour l’essentiel. L’idée est que les marchés ne soient jamais surpris des décisions qu’elles prennent, qu’ils apprécient que le terrain ait été ainsi balisé à court terme, qu’ils continuent dans le sens indiqué, et qu’ils lui demandent en permanence : et après ?
La finance soumise : on veut des preuves ! La croissance est repartie en zone euro, elle est soutenue aux Etats-Unis. C’est en parlant aux marchés et en manœuvrant que les banques centrales ont sorti les économies de la Grande récession qui a éclaté en 2008, née pourtant de leur manque de surveillance et de fermeté. Depuis, elles guident constamment un marché financier d’autant mieux qu’elles y ont payé leur entrée. En effet, elles ont acheté des tombereaux de bons du trésor et d’obligations privées. La Fed en a pour 4 500 milliards de dollars, soit 24% du PIB américain, et la BCE pour 2 500 milliards d’euros, soit 23% du PIB de la zone euro. Ces chiffres, si voisins, ne tiennent pas au hasard : la BCE a suivi la Fed dans ses achats de bons du trésor (quantitative easing) et dans sa communication (forward guidance). Mais une différence va bientôt naître entre elles : la Fed va commencer à réduire son portefeuille en janvier 2018, tandis que la BCE va continuer à augmenter le sien, jusqu’à fin 2019. La Fed entend retourner à la « normale », autant que possible, et la BCE poursuivre sa voie, aussi longtemps que possible. Tout va donc devenir plus compliqué, parce que les discours vont diverger plus nettement. Comment continuer à parler, dorénavant ?
La finance soumise… à l’Oracle de Delphes ! Selon un volet de la théorie la plus récente, la finance suivra alors la prédiction de la BCE, qui pense que l’inflation ira vers 2% fin 2019, grâce à ses achats mensuels, pour 30 milliards, de bons du trésor et d’obligations privées. Acheter des obligations pèsera encore sur les taux longs (d’autant que les taux américains monteront), donc stimulera le crédit, ce qui poussera les entreprises à investir, puis à embaucher, puis fera monter les salaires et l’inflation, avec une bourse qui a et aura, elle aussi, beaucoup monté. L’oracle de Delphes donne une orientation sur presque deux ans en zone euro ! Les marchés peuvent être tranquilles… ou, si l’on veut, peuvent sembler « soumis ».
La finance soumise comme… Ulysse dans l’Odyssée ! C’est l’autre volet de la théorie, car rien n’est jamais sûr avec Delphes. Le mieux est donc de compléter la prévision à deux ans de la BCE par des engagements, si la situation se détériore. Ulysse, dans l’Odyssée, s’attache à un mat pour résister aux Sirènes et poursuivre sa route… vers 2% d’inflation. C’est ainsi que la BCE dit qu’elle gardera ses taux bas pour une longue période de temps (a long period of time) et ne les montera que bien après (well past) la fin de ses achats de titres. Les marchés financiers se disent alors que la première hausse des taux de la BCE est pour la fin du premier semestre 2019. Deux ans et demi ! Mieux encore, et très Odysséen, si la situation économique devient plus adverse, autrement dit si l’économie ne repart pas assez, et avec elle l’inflation, la BCE poursuivra ses achats. La finance peut donc sembler soumise : on le serait à moins, avec de telles garanties !
Vivent la bourse et la finance « soumises » aux discours de la BCE ! Mais la révolution technologique en cours veut plus de réformes économiques et sociales. La finance va alors se faire entendre, car elle n’est pas soumise aux politiques !