Faut-il laisser monter la dette des grandes entreprises françaises ?

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Non, il faut l’encadrer, disent la Banque de France et Bercy. Oui, il faut laisser faire, dit le secteur privé. Soyons sérieux, dit l’Insee, serein : c’est plus d’un rattrapage et d’une compensation de marges insuffisantes qu’il s’agit. Il faut faire attention quand viendront les hausses de taux d’intérêt, sans plus. Les enjeux de ces analyses opposées sont majeurs, dans un contexte mondial toujours plus concurrentiel.

 Faut-il laisser monter la dette des grandes entreprises françaises ?

C’est grave, cette montée de la dette des grands groupes, dit le Haut Conseil de Stabilité Financière (auprès du Ministre des Finances) dans son rapport du 15 décembre 2017. Les grandes entreprises s’endettent trop vite en France. Alors : « le HCSF envisage l’adoption d’une mesure permettant de limiter les expositions des banques systémiques sur les grandes entreprises résidentes les plus endettées, à un niveau de 5% de leurs fonds propres dans un premier temps ».

Ce n’est pas grave, dit l’Insee dans sa note de décembre. De manière moins diplomatique que l’Institut, on peut traduire son analyse en disant que cette hausse de la dette montre que les grandes entreprises françaises profitent des taux bas pour compenser leur retard de profitabilité. Elles s’endettent pour investir plus et financer ainsi davantage leurs filiales hors France, tout en gardant quand même des lignes de liquidité. Et cela leur coûte bien moins cher que cela ne leur rapporte. C’est du carry-trade, stratégique et prudent. Ce passif coûte entre 2 et 4% aux grands groupes, pour des taux reçus entre 12 et 16%, si on lit bien l’étude (page 32) !

C’est astucieux, dit sans ambages le rapport Redbridge, publié en novembre 2016. « À fin 2015, les principaux groupes cotés français affichaient un bilan et une liquidité renforcés. Les 98 corporates du SBF 120 ont continué de lever de la dette, sans pour autant employer les fonds… La dette brute des 98 corporates de l’indice SBF 120 (hors valeurs financières et foncières) a encore progressé (+6,1% ou 34 milliards d’euros) à 589 milliards d’euros à fin 2015. La majeure partie de la dette nouvellement levée n’a toutefois pas été employée, comme en témoigne la hausse de 21 milliards d’euros des encours de trésorerie et équivalents de trésorerie (+9,3%), à 246 milliards d’euros. Les directions financières des grands groupes disposent désormais d’une puissance de feu conséquente ».

Pourquoi donc cet écart d’analyses ? C’est vrai que l’endettement des entreprises par rapport au PIB augmente depuis 2005, à 70% désormais. C’est vrai aussi que cette hausse contraste avec ce qui se passe dans les grands pays européens. C’est la hausse des crédits bancaires français (+1,1%) qui, seule, en contrebalance la baisse dans le reste de la zone euro (-0,5%), pour arriver à +0,6% ! Il est vrai enfin que les crédits aux grandes entreprises ont augmenté de 200 milliards depuis fin 2010, contre 100 pour les ETI et une quasi-stabilisation pour les PME. Dit autrement, les grandes entreprises contribuent largement à cette hausse de l’endettement, avec un ratio dette / capitaux propres qui a beaucoup monté récemment, alors qu’il baissait pour les autres entreprises. Cet endettement a financé des acquisitions et des investissements en France et à l’étranger, ces acquisitions se faisant beaucoup par dette. Il « est aussi allé de pair avec une augmentation de la détention de trésorerie, de sorte que la croissance de l’endettement net de trésorerie reste contenue. Cependant, les entreprises les plus endettées contribuent de manière significative à l’accroissement de la dette nette », note le Haut Conseil.

Au fond, l’inquiétude des experts publics vient des grandes entreprises françaises qui achètent à crédit des entreprises hors de France, avec des goodwills importants (différence entre le prix d’achat et la valeur comptable), sensibles donc à la croissance et aux taux, et sans garder assez de trésorerie, alors que leurs concurrentes en zone euro se désendettent. Elles s’exposent donc à la remontée des taux d’intérêt. Et rien ne dit que les liquidités qu’elles détiennent ne pourraient les aider en cas de difficultés.

Mais est-ce une raison pour les brider toutes ? Attention à ne pas faire perdre aux plus sages l’avantage des taux bas actuels et à ne pas inquiéter les ETI, qui doivent investir et s’endetter, quand l’expansion est là. Surtout, n’oublions pas la raison de tout cela : si les entreprises gagnaient plus, elles s’endetteraient moins.