Dire « en même temps » était fréquent, tant nous faisions de choses ensemble et tant d’événements, dans ce monde agité, survenaient conjointement. « Était », « faisions » ? Oui, c’était « avant ». Désormais, l’expression est suspecte de Macronisme. Ce repérage a été graduel : Emmanuel Macron le disait sans problème (comme d’autres), lui qui voulait augmenter les salaires et soutenir la compétitivité, embaucher des professeurs et des gendarmes et réduire le déficit budgétaire, accroître le nombre de membres de l’Union européenne et la renforcer… Le four et le moulin !
Mais voilà qu’un commentateur (ou qu’une commentatrice) s’est mis(e) à souligner la fréquence de l’expression. Un, ou une autre, suit cette remarque. Elle enfle et change de nature. Amusante au début, cette sorte de tic est interprétée comme une méthode, puis comme un programme caché, et tout se détériore. La première élection présidentielle, profitant à l’époque de la désorganisation des partis traditionnels et d’un désir de changement, avec des troupes venant « en même temps » des deux côtés, droite et gauche, donne à Emmanuel Macron une large majorité. Puis l’élection pour le deuxième — et dernier — mandat qu’il vise met le feu aux poudres. Contre ce deuxième « en même temps », Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen préparent leur commune riposte, empêchant des regroupements vers le centre ou des alliances, hormis vers eux bien sûr. Ce sera donc une majorité relative qu’obtiendra le Président réélu, autrement dit l’effondrement de la logique « anti-régime des partis » qui avait fondé la Cinquième République. Fini le discours de Bayeux du Général de Gaulle le 16 juin 1946, en avant vers la Sixième !
Mais cette crise du « en même temps » n’est pas que française. Elle se retrouve partout dans les démocraties (et dans les entreprises), suite à une triple rencontre : changement climatique plus révolution technologique plus bouleversements démographiques. Elle conduit à d’importantes migrations, depuis les pays peu ou pas démocratiques vers ceux qui le sont davantage, et qui attirent. C’est ce « en même temps » majeur que nous vivons.
On pourrait alors rêver que les démocraties prennent conscience du risque vital qui pèse sur elles, mais ce serait oublier qu’elles sont des démocraties, autrement dit : diverses. Elles peuvent toujours répéter qu’elles sont « la fin de l’histoire », mais il n’est pas sûr qu’elles pensent qu’il peut s’agir de la leur, faute de s’unir. Par construction, les partis politiques nationaux, incarnation de la démocratie, changent en fonction des évolutions économiques et sociales qu’ils vivent, comme en fonction de leurs histoires internes. Leurs unions, indispensables pour obtenir le pouvoir, avec ce qu’elles impliquent de concessions et d’objectifs communs, vont s’effriter, jusqu’à se perdre. Le « en même temps » devient alors la figure de style qui veut dire « pour former une majorité qui n’est jamais sûre de son avenir ». Vrai, sans être neuf.
C’est alors que la critique traditionnelle de la démocratie, celle de devenir « la tyrannie de la majorité », doit toujours être mise en regard de « l’obligation de majorité », pour agir et prendre des décisions stratégiques. Cette obligation engage le temps long, au-delà et souvent contre les intérêts des « temps courants » politiques, qui ne peuvent jamais être les mêmes pour tous dans la durée. Mais cette obligation est là, plus que jamais, pour agir au nom de la nation, sinon de la patrie, mot dont l’usage est devenu rare. Et ceci quand il s’agit de financer la croissance, donc les risques de l’innovation, le vieillissement de la société, donc les retraites, et les dépenses de l’armée, donc les impôts.
Sourire du « en même temps », entendu désormais comme le code d’une affiliation politique, devient la réaction de nos « experts » qui croient comprendre ce qui est en jeu. Pourtant, de Gaulle nous avait prévenus : « soyons assez lucides et assez forts pour nous donner et pour observer des règles de vie nationale qui tendent à nous rassembler quand, sans relâche, nous sommes portés à nous diviser contre nous-mêmes ! »
Les politiques veulent aller vite et faire beaucoup « en … », comme Emmanuel Macron, mais c’est oublier les passions dans le pays et les interférences avec les autres, en fonction d’intérêts pas tous démocratiques ou quand « on » (la Chine) nous propose la stabilité, en échange de la liberté. La démocratie, c’est « en même temps », tout le temps.