Le succès du mot « incertitude » est celui des États-Unis et surtout de Donald Trump, depuis trois ans. En effet, selon l’Economic Policy Uncertainty index, qui mesure la fréquence du mot, il est trois fois plus utilisé dans le monde que dans les années 1990. Avant, c’était en liaison avec les crises et les récessions, dont la source était américaine. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas : même sans crise majeure ni menace de récession aux États-Unis, Donald Trump agite le monde. Le mot « incertitude » est maintenant deux fois plus employé que lors de la crise de 2007-2008, qui avait failli nous mener à un nouveau 29 !
La manière dont Donald Trump traite les affaires du monde, avec ses voisins, alliés ou ennemis éloigne chacun de toute capacité de prévoir, sinon de toute logique. Les repères ont disparu : tout est incertitude ! Incertitude, répète Mario Draghi le 12 septembre, à cause de ce qui se passe entre Chine et États-Unis. Il précise : « incertitudes géopolitiques ». Elles le forcent à baisser encore plus ses taux et pour plus longtemps, pour sortir la zone euro de ses inquiétudes – et à se faire critiquer ! Incertitude(s) dit Jerome Powell, le patron de la Banque centrale américaine, le 18 du même mois. Et ceci dans un pays où la consommation est au plus haut, avec le plein emploi, mais où les entrepreneurs s’inquiètent, sous les tarifs, foucades et menaces trumpiens. Ce qui conduit Jerome Powell à baisser une deuxième fois ses taux, en attendant la troisième – et Trump le critique ! Le mot gagne ici ! Incertitudes sur les choix d’Emmanuel Macron sur les retraites ou la fiscalité. Incertitudes sur les manifs des « gilets jaunes », d’Extinction Rebellion ou les élections municipales. L’effet Trump a même fait sortir, en Chine, le mot incertitude de sa torpeur. On le trouve aujourd’hui moitié plus utilisé qu’au plus fort de la crise de 2008, huit fois plus qu’en 1995-2015 ! Nous vivons dans l’écho, planétaire, de l’ « incertitude ». Il fait baisser les taux, agite les marchés financiers, préoccupe les politiques, nous inquiète tous.
Echo ? Comment ne pas penser à cette nymphe des grecs qui distrayait, par son babil, Héra, l’épouse de Zeus, tandis qu’il folâtrait avec les mortelles ? Hélas, Héra s’en rend compte et, de rage, la condamne : « tu auras toujours le dernier mot, mais jamais ne parleras la première ». Et c’est alors qu’Echo voit le beau Narcisse, lui-aussi attiré par elle. Il lui parle, mais elle ne lui répond qu’en répétant ses dernières paroles. Lassé, il l’abandonne. Echo s’enfuit. Elle qui ne savait que répéter, meurt de désespoir. Et Narcisse, voyant l’eau claire d’une fontaine, meurt de s’y regarder. Vivons-nous, avec ces marchés financiers qui répètent « incertitude » comme Echo et se regardent en permanence comme Narcisse (et comme Donald Trump), une adaptation moderne de la condamnation grecque ?
Jamais la situation n’a été aussi complexe, les risques mondiaux aussi élevés. Jamais, nous n’avons autant répété « incertitude » pour dire que nous avançons dans le noir, à la fois plus inquiets et plus lents. Jamais, nous n’avons été autant pris dans un tel labyrinthe de miroirs, où le chef du premier pays du monde semble se complaire du jeu qu’il alimente et regarde, jeu diffracté par les analystes et les marchés financiers, tout en suscitant des vocations au Royaume-Uni, au Brésil, ou en Italie, qui en rajoutent.
Nos guides traditionnels sont perdus. Le leader du « monde capitaliste libre » perturbe même celui de « la stabilité communiste », son contraire chinois – sauf s’il le sert ! Nul ne sait comment se passeront les prochains G7 ou G20. Nul ne sait combien durera Jerome Powell, le patron de la Banque centrale américaine, pourtant en charge de donner « le la » aux taux d’intérêt et de change de tous, en fonction de la croissance mondiale qu’il entrevoit. Il se dit « state dépendant » : paumé !
On pourrait penser qu’Echo complote, au bénéfice de Trump et de ses émules. Semant le trouble, elle appellerait au retour de l’ordre ancien. Make America Great Again avec Donald, Take back control avec Boris. Mais Echo et Narcisse sont un couple mortel. Répéter sans écouter, se regarder sans regarder le monde, c’est défaire les structures qui le font, plus ou moins bien certes. L’incertitude ne se guérit pas par les « certitudes » du totalitarisme ou du populisme. Elle est notre liberté et notre inquiétude, pas la peine d’en faire un épouvantail.