« Décivilisation » : depuis qu’Emmanuel Macron a employé ce terme le 24 mai, il a déclenché, comme toujours, des réactions. Négatives surtout devant ce mot assez nouveau, qui s’est alors trouvé relié, pour les commentateurs journalistiques, à des politiques classés à droite, sinon à des théoriciens plus à droite encore.
Norbert Elias apparaît alors. Quelque temps après des échanges réflexes, la référence sérieuse vient avec ce socio-historien du « processus civilisationnel », auteur d’un livre publié d’abord en allemand, puis en anglais et en deux volumes en français : « La Civilisation des mœurs » et « La dynamique de l’Occident ». Publication en allemand en Suisse, car Norbert Elias, d’origine juive, a dû quitter l’Allemagne où il est né en 1897 pour ce pays, avant de venir à Paris, puis à Londres. C’est en effet en Suisse et en 1939 qu’il publie le livre qui lui donnera, trente ans plus tard, la notoriété. En 1939 bien sûr le livre passe inaperçu, tant il semble décalé de parler de « processus civilisationnel » en plein nazisme ! C’était pourtant la preuve que le lent processus qu’il décrivait était tout, sauf linéaire.
« Nous ne nous rendons pas compte qu’il suffirait de peu de temps, pour ce que nous appelons notre « raison », c’est-à-dire le contrôle prévoyant, réfléchi, différencié de notre comportement, se désagrège et s’écroule, si jamais la tension en nous et autour de nous venait à se modifier ». De fait, l’homme ne naît pas civilisé, il le devient, plus ou moins, par effort sur lui et sous la pression des autres, ceci pouvant toujours, et rapidement, se détériorer. Chasseur et cueilleur, au début et toujours, notre homme entend évidemment survivre, ce qui implique qu’il doit trouver de la nourriture et se reproduire, donc créer puis fortifier une certaine organisation, pour lui et son groupe. Famille, clan, tribu, région, pays, nation : ce lent « processus » se déroule dans un espace géographique, économique et politique évolutif, en développant des relations avec d’autres.
Cet Homme va ainsi, « de tout temps », vouloir défendre et mieux encore étendre cet espace, pour lui et « les siens ». Deux voies complémentaires se présentent à lui : la violence et l’échange, les armes et les mots, hard power et soft power. Une combinaison qui entre partout : dans la famille, dans toutes les formes de groupes, les investissements, les formations, les expressions, les codes, les règles de « savoir-vivre », les lois… Tout ce que le chasseur-cueilleur va peu à peu intérioriser, pour se civiliser. Le « je » et le « nous » font en effet toujours société, dans une « société d’individus ».
Mais tout ceci peut disparaître dès que ces contrôles imbriqués qu’on nomme « civilisation » se distendent, avant de se rompre, si l’on n’y prend garde. Le « doux commerce » de Montesquieu devient une crise des « chaînes internationales de valeur », les accords négociés cohabitent avec les sanctions, en attendant de se rompre. La croissance s’effrite, le chômage monte, les incivilités pleuvent, les mots violents sont partout, dans la famille, à l’école, dans l’entreprise, au Parlement, dans les lieux de culte. Où la violence gagne, la société s’effrite.
Cette « décivilisation » est d’autant plus violente qu’elle a plus de modèles : une guerre en Ukraine, que l’on retrouve en Afrique et partout, avec des élections violentes et contestées, des mises au pas de la justice, de la presse, d’Organisations Non Gouvernementales, et d’abord une mise en cause de l’égalité femmes-hommes. La décivilisation s’étend, entraînant crises de confiance et de croissance. Jusqu’où ?
Jusqu’à la recivilisation. L’Europe s’est créée contre la guerre, cet engagement a tenu soixante-dix ans. Elle doit aujourd’hui se renforcer, en liaison avec son succès. Le « grand marché » attire, menaçant les autres empires. Ukraine signifie « bout », limite, frontière. Bout de la Russie, qui craint pour son rang de puissance et de se voir vassalisée par la Chine ? Bout de l’Europe, aux limites de sa capacité de gestion de ses tensions internes, donc de civilisation ? Elle doit se renforcer avec de nouveaux membres, des règles plus graduelles et des protections plus modernes.
Oui, la civilisation est un processus, en lutte constante contre un autre : la décivilisation, car il s’agit toujours de maîtriser nos pulsions. « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles », écrivait Valéry en 1919. Et maintenant ?