Ban-lieue, comme son nom l’indiquait…

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 Ban-lieue, comme son nom l’indiquait…

Les mots nous disent toujours d’où ils viennent et nous permettent de mesurer ce que le temps nous a fait parcourir, souvent sans le voir. Le « ban », c’était la convocation des vassaux par le suzerain, jusqu’aux vassaux de ses vassaux, ceux de l’arrière-ban. La « lieue », c’était la distance du suzerain jusqu’au vassal, figure de l’étendue de son pouvoir qui, de ce fait, devenait « central ». Au-delà d’une « lieue », son exercice s’avérait plus difficile, exigeant souvent le recours à la force, en tout cas sa possibilité.

La mécanique économique s’est mise alors en branle. Loin du centre, se développent des activités qui profitent d’un sol moins cher, de salaires plus bas, avec plus d’emplois exportant vers le(les) centre(s), à des prix compétitifs, leurs produits et leurs services. Autour de ce centre se développent ainsi des zones… évidemment concentriques, à une lieue et plus, avec toujours plus d’écarts de salaires et, obligatoirement, plus de suivi des règles qu’il instaure. Avec le temps, le centre aspire ainsi une périphérie de plus en plus lointaine, venant des champs ou d’ailleurs. Devenant plus importante, cette périphérie développe ses propres règles, ses mots et expressions. Elle s’oppose davantage au pouvoir central, relativement plus riche et moins peuplé. D’autres cultures et philosophies naissent alors. Elles contestent souvent la culture et la philosophie centrale. Moins facilement dominantes, elles doivent se battre pour maintenir leur hégémonie.

C’est donc le temps de tensions plus fortes dans les banlieues, avec des violences. C’est aussi celui des explications idéologiques, quand Gavroche chante, au second degré car le gamin est malin, sur sa barricade de la Commune :

On est laid à Nanterre…
C’est la faute à Voltaire
Et bête à Palaiseau
C’est la faute à Rousseau…

Aujourd’hui, il n’est pas sûr qu’il nous dirait :

On est dur à Nanterre…
C’est la faute à Althusser,
Et pauvre à Palaiseau
C’est la faute à Mao…

… tant les explications abondent pour rendre compte de tout ce qui se passe, avec la crainte que l’humour de la chanson ne soit pas saisi. En effet, parler de ban-lieue est devenu inadéquat quand le « ban » disparaît devant le nombre de « lieues ». Ce sont les réseaux sociaux qui sont ici à l’œuvre : tout peut se dire désormais, sans que les distances comptent, et sans délai. Avec quelles conséquences ?

La première est la multiplication des autorités : politiques, religieuses, morales, scientifiques, économiques, tribales, claniques. Elles se juxtaposent sans se renforcer, tant elles se contredisent. Que peut-on ainsi dire du réchauffement climatique, de l’évolution souhaitable de l’agriculture, du nucléaire, de l’eau, de l’éducation, qui fasse consensus ? Tout est plus compliqué et, pour s’améliorer, requiert du temps et des efforts coopératifs. Mais ils manquent, tandis que les sachants ne sont pas d’accord entre eux : la porte est alors ouverte à ceux qui ne savent pas, surtout à ceux qui savent où sont leurs intérêts immédiats.

La deuxième est la montée de la violence. L’autorité centrale faiblit devant la multiplicité des avis et des on-dit, elle s’estompe avec l’éloignement : la « priorité au direct » devient la réaction épidermique. Venant des réseaux dits « sociaux », elle n’a aucune raison d’être pondérée et réfléchie. Le « monopole de la violence légitime » de Max Weber disparaît devant la raison du plus fort, où c’est le monopole de Snapchat qui donne la légitimité, par sa rapidité. Trotski est dépassé.

La troisième conséquence, la plus importante, est la peur de perdre, dans le conflit mondial actuel des puissances. Quand la démocratie, alliée à l’économie de marché et sous dominance américaine, offrait à la France et à l’Europe une piste pour hiérarchiser ses problèmes, donc pour aider à les résoudre, elle proposait un avenir à tous, sans opposition majeure. Les inégalités allaient s’y réduire par la croissance, la formation et la liberté. L’URSS s’effondrait et inquiétait les régimes illibéraux quant à leur devenir. Faut-il aller chercher plus loin la montée de ces régimes, de leurs influences croissantes et moins pacifiques, dans leurs ban-mille lieues ? Ils luttent pour leur survie.

Notre monde économique et social est politique en « dernière instance ». C’est la clef de ce que nous vivons : la bataille entre le camp du libéralisme économique et politique, contre l’illibéral. Nous sommes au centre et dans la banlieue du premier. A nous de les défendre.