Reinhart et Rogoff, les deux économistes responsables de tous nos malheurs?

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1 – C’est la guerre ! Voilà quelques jours que la guerre est engagée contre deux professeurs de Harvard (Carmen M. Reinhart & Kenneth S. Rogoff), rien de moins. Ce sont les auteurs d’un succès mondial : This Time Is Different:Eight Centuries of Financial Folly. Mais pourquoi donc ces attaques ? Parce que ces deux auteurs ont trouvé un chiffre maléfique : 90 %, mais qui ne le serait pas, et leur erreur serait la source de tous nos maux.

Maléfique le chiffre ? De quoi s’agit-il ? Sur deux siècles et sur vingt pays, calculent nos deux auteurs, un taux d’endettement public qui dépasse 90 % du PIB serait associé à une croissance moyenne de 1,7 %. Mais elle serait supérieure, à 3,7 %, pour un niveau d’endettement public inférieur à 30 % du PIB et à 3 % pour un taux d’endettement compris entre 60 et 90 % du PIB. Non seulement trop de dette affaiblit la croissance, mais il existe un seuil, 90%, qui serait celui d’ « intolérance de la dette ». A l’approche et à partir de ce seuil, il faut donc absolument réduire le déficit public si l’on veut éviter la nasse de la croissance perdue. Voilà le chiffre maléfique.

Reinhart-Rogoff et le chiffre maléfique de 90 %

Dette publique/PIB en % inférieur à 30 % du PIB de 30 % à 60 % du PIB de 60% à 90% du PIB plus de 90 % du PIB
moyenne médiane moyenne médiane moyenne médiane moyenne médiane
Croissance en % 3,7 3,9 3 3,1 3,4 2,8 1,7 1,9
Nombre d’observations 866 654 445 352

Carmen M. Reinhart, Kenneth S. Rogoff, GROWTH IN A TIME OF DEBT, Working Paper 15639, janvier 2010

2 – Les politiques anti-déficit se renforcent après ces publications. Bien sûr, elles dépendent de la crise, mais avec l’appui de ces travaux, politiques experts et marchés financiers ont regardé avec plus de suspicion les pays surendettés au sens de Reinhar-Rogoff. Partout on propose, puis met en place, des politiques de réduction de la dépense publique. On comprend bien que ces politiques ne sont pas du goût de tout le monde, d’autant que deux voies se présentent pour réduire le taux d’endettement :

– augmenter les impôts, de gauche…

– réduire la dépense publique, de droite…

3 – L’analyse de réduction de la dette publique du FMI est plus subtile. Sans reprendre à leur compte le chiffre maléfique de RR, les experts de Washington notent que l’impôt a l’avantage d’être plus rapide pour réduire le déficit. Mais ils ajoutent qu’il est particulièrement violent quand les banques centrales ne peuvent plus abaisser les taux d’intérêt et accompagner ainsi le ralentissement de l’économie, avec en sus une baisse du change. Et si de nombreux pays font de même, la potion est plus amère encore. Donc il vaut mieux réduire la dépense publique dans la durée, d’autant plus que le taux de l’intérêt réel peut baisser (avec l’inflation qui remonte) et que des diminutions de taxes peuvent ensuite être annoncées. Le bon cocktail FMI est donc : impôts un peu au début, bien plus de réduction de dépenses et sur plus longtemps, avec des taux qui baissent et un change qui fléchit. Le chiffre maléfique de Reinhart-Rogoff (s’il existe) doit conduire à aller plus lentement et fermement en besogne.

4 – Mais le chiffre maléfique n’existe pas ! Le chiffre est faux ! Trois chercheurs, Thomas Herndon, Michael Ash et Robert Pollin, viennent en effet de publier le 15 avril un article à l’université du Massachusetts. Ils disent qu’ils n’ont pas retrouvé les chiffres de RR (Reinhart-Rogoff), au contraire, en refaisant leurs calculs. Les travaux des deux académiques seraient emplis d’erreurs, ultra simplificateurs. Revus de manière correcte, ils ne montrent pas qu’un niveau d’endettement fait plonger la croissance, mais la maintient au contraire à 2,2 %. Ce n’est « pas le -0,1% publié par R Reinhart and Rogoff ». Il n’y aurait donc pas de seuil d’intolérance à la dette ?

5 – Alors, il faudrait s’endetter plus encore pour se sortir de cette crise ! Évidemment non, et tous les critiques de RR mettent en avant qu’il faut être plus attentifs, aux États-Unis et en Europe, aux politiques dites d’austérité. Tout le monde est donc bien d’accord.

6 – Malins américains, européens coincés. Les États-Unis n’ont pas mené des politiques à la RR, ils n’ont pas beaucoup monté les impôts, on le sait, mais plutôt baissé leurs taux d’intérêt et le dollar, on le sent. C’est donc la zone euro qui se trouve dans une situation dramatique, où son niveau de dette publique est très élevé (maléfique ?), avec une politique monétaire qui ne peut pas faire grand-chose (notamment au Sud). D’ailleurs, sans reprendre non plus à son compte le chiffre maléfique, une étude récente de la Banque Centrale Européenne (Anja Baum, Cristina Checherita-Westphal et Philipp Rother, en juillet 2012), et reprise dans le bulletin de mars de la BCE montre qu’un peu plus de dette publique aide au début… mais qu’il perd de son effet à partir de 67 % du PIB (le critère de Maastricht n’est pas loin) et devient franchement négative au-delà de 95 %. Bref, le pourcentage du déficit revient, en zone euro seulement…

8 – Et nous en France ? C’est pire. Le chiffre de 90 % est dans toutes les têtes, puisque nous y sommes. Ensuite, nous avons commencé par augmenter les impôts avant de réduire la dépense publique. « Les études les plus récentes et les plus approfondies sur l’impact des consolidations budgétaires sur la croissance montrent qu’à court terme, les hausses de recettes sont moins coûteuses pour l’activité et l’emploi tandis qu’à moyen terme, les ajustements les plus durables et les plus favorables à la croissance sont ceux qui reposent sur une maîtrise de la dépense publique et sur les gains d’efficacité de la gestion publique » écrit ainsi le Ministère des Finances dans sa dernière prévision… Trop schématique, d’autant que le mal est fait, celui d’un excès d’impôts dans une situation fragile. Et maintenant, nous songerions à réduire la dépense publique, enfin, mais en réduisant les aides, les subventions et autres allocations familiales, autrement dit certains revenus des ménages et des entreprises ! Il n’est donc pas possible de suivre, dans la durée, une politique de modernisation de l’administration ?

9 – Soyons sérieux : RR se sont trompés sur le seuil. Ce n’est pas 90 % précisément, c’est plutôt une zone, variable. Mais qui oserait prétendre que nous n’y sommes pas ? Et qu’il faut cesser d’augmenter les impôts désormais, pour moderniser l’État, dans le temps bien sûr, pouvoir ensuite baisser les impôts et vraiment repartir ?