Les « progrès » du mensonge

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 Les « progrès » du mensonge

Mentir, c’est vouloir mentir, mais c’est de plus en plus compliqué à faire. « Progressons-nous » ? Nous sommes en effet entourés de mensonges, dans la famille, les relations, l’entreprise, les affaires publiques et privées. Sont-ils mieux construits qu’avant, plus indétectables ? De fait, qu’ils soient plus ou moins bien intentionnés, plus ou moins graves, plus ou moins pardonnables, sans compter ceux que nous véhiculons et répandons sans le savoir, et pour lesquels nous allons plaider l’ignorance, ils « bénéficient » tous des avancées de la révolution technologique en cours. Sont ainsi devenus de plus en plus difficiles à dépister la fausse copie, la fausse traduction, les slides ou les pages de rapport « empruntées », par exemple, à la conférence d’un concurrent. Pour réagir et corriger, on peut toujours compter sur la morale, la famille, les enseignants, les collègues de bureau, la concurrence, les supérieurs et la justice, mais il n’est pas sûr que cela suffise, quand on voit les avancées et la prolifération du « problème ». Tels des drones, les mensonges volent en essaims.

Pire, ce « problème » s’aggrave quand il touche les grandes entreprises et les états, les deux devenant de plus en plus liés. La preuve en est la floraison des fake news, ou mieux des deep fakes, avec ces officines qui diffusent de fausses nouvelles, de faux scénarios, des montages et de faux films, pour influencer les éventuels clients et surtout les votants potentiels grâce à des « usines à trolls ». La nouveauté, à côté de la qualité croissante des mensonges, autrement dit de la difficulté croissante à les débusquer, est celle du temps nécessaire à les contrer. Déjà, en 1751, Jean-Jacques Rousseau écrivait au roi de Pologne : « c’est une chose bien commode que la critique ; car où l’on attaque avec un mot, il faut des pages pour se défendre ».

Que dire alors devant cette multitude ! C’est bien pourquoi, plus près de nous, en 2013, naît la « loi de Brandolini », selon laquelle réfuter « des conneries » (bullshit) requiert dix ou cent fois plus d’énergie qu’il n’en faut pour les produire. Alberto Brandolini propose cette loi après avoir entendu Silvio Berlusconi empiler de fausses affirmations, sans être contredit par son interviewer. Il lui suffisait de parler vite, peut-être d’impressionner ou de sidérer. Avec Trump, la vitesse est supérieure, les milliards de dollars pleuvent, le propos est surtout flou, mêlé d’hyperboles, l’insulte et la menace pouvant toujours survenir. Ni Poutine, ni Xi ne sont exposés à ce risque de critiques et de questions libres ! Le premier ne cesse de réécrire l’histoire, le second peut tranquillement énumérer tous les points de son discours. Partout, le fact checking (la vérification des faits) est dépassé ; pire : pas rentable.

Le mensonge prospère plus encore en temps de guerre, où l’on sait que la vérité est la première victime. En plus, les choses se compliquent partout car toute guerre, plus elle est asymétrique (du fort au faible) est « hybride », animale, chez les romains, née du croisement du sanglier et de la truie. Difficile alors de gagner. Le premier et plus important moyen, pour l’agressé, est sa capacité à résister à la détérioration des conditions de vie qu’amène la guerre, plus encore si elle est hybride, dans les théâtres d’opérations, dans la destruction de centrales électriques, de distribution d’eau, des usines et des appartements. On voit dans le cas ukrainien que les Russes cherchent plus à faire céder la population qu’à gagner du terrain. Il ne s’agit pas « seulement » de victoire ou de capitulation militaire, mais de lutte civilisationnelle. Le mensonge hybride est alors sans frein. L’un a le droit pour lui, l’agressé : il est du côté de la morale, des « lois non écrites ». L’agresseur doit donc le détruire.

Dans ces conditions, l’enjeu du mensonge croît. Il devient géopolitique, propulsé par les réseaux sociaux. L’objectif de la victime doit donc rester le même : démasquer et confondre le menteur, mettre à jour ses objectifs, ses moyens et ses réseaux. Les punitions seront fonction des dommages et des explications, plus tard. Ceci sans oublier ripostes et représailles, sans oublier jamais ce qui se joue : pour l’Ukraine sa liberté, et celle de l’Europe. Reste que l’agressé court aussi le risque moral de sa réponse : celui d’agir comme l’agresseur. Le vrai progrès du mensonge est de faire gagner la victime, tout en faisant comprendre au menteur qu’il se ment.