L’Europe inaugure ses propres impôts et c’est une bonne nouvelle... à condition de ne pas choisir les mauvais

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Thierry Breton, Commissaire européen au Marché intérieur, a évoqué l’idée de lever un impôt européen afin de rembourser la dette qui financera le plan de relance de Bruxelles. Face à la crise du Covid-19, la création d'un impôt européen a-t-elle des chances de constituer une stratégie de relance efficace pour l'Union européenne ?

L’Europe inaugure ses propres impôts et c’est une bonne nouvelle... à condition de ne pas choisir les mauvais

Atlantico.fr : La création d’un impôt européen s’inscrit-elle dans une stratégie de relance efficace pour l’Union Européenne ?

Jean-Paul Betbeze : D’abord, l’Union Européenne cherche à avoir, et depuis longtemps, des ressources propres. Ceci la rendrait moins dépendante du « bon vouloir » des états-membres, auprès desquels elle doit aller quémander un peu plus de 1% de leur PIB et chaque année un peu plus. Une entité qui est censée surveiller les budgets de ses membres et qui est dépendante de leurs décisions pour son quotidien est évidemment assez problématique pour financer l’expansion de son rôle, à plus forte raison, s’il doit s’agir de les sanctionner (on l’a vu avec la France et l’Allemagne aux prises avec des « déficits excessifs » : on a changé les règles !)

Donc, plus de ressources et « européennes » est un vieux souci de la Commission : « européennes » pour des raisons de moindre dépendance, « plus de ressources », pour des raisons de désir d’action et d’influence croissantes. On comprend que ces deux désirs cumulés font face aux oppositions, elles aussi cumulées, des états-membres, soucieux de ne pas « plus » financer « Bruxelles » et moins encore sans qu’on leur demande !

Un impôt européen, ou le fléchage d’une part des impôts collectés au niveau de chaque état, ou l’addition des deux font ainsi partie des solutions régulièrement évoquées pour renforcer le fédéralisme fiscal et donner ainsi plus de moyens d’action à l’Union.

Pour savoir dans quelle mesure ce serait une stratégie efficace, dépend des besoins à satisfaire. Ils sont, au fond, d’une triple nature :
– soutenir l’Union quand elle fait face à un choc symétrique (qui affecte tous ses membres) : on aura reconnu le cas du COVID-19, ou l’effet d’une récession mondiale,
– lui donner plus de moyens pour mener des politiques sectorielles ou régionales et réduire aussi les disparités de situation en son sein. On reconnaît les besoins croissants d’une Union de transfert,
– lui permettre de mener une politique industrielle : soutenir des recherches dans des domaines spécifiques, renforcer des secteurs stratégiques, soutenir le raccourcissement et le renforcement de chaînes de production, le tout afin de peser davantage dans le monde qui vient, avec les révolutions technologiques en cours, avec les risques sanitaires ou autres, avec les tensions géopolitiques américano-chinoises.

Les raisons des besoins fiscaux ne manquent donc pas, la question de l’efficacité de l’usage de l’impôt sera donc décisive. Quels domaines soutenir, comment surveiller son utilisation, comment ne pas trop habituer aux aides, pour les déplacer, sachant qu’il s’agit fondamentalement de soutenir la croissance et le renforcement de l’Union. Nous savons que cette fiscalité supplémentaire n’aura de légitimité qu’en permettant un supplément de cohésion et de croissance.

 

Comment ne pas se tromper d’impôt pour l’Europe ?

Jean-Paul Betbeze : Plutôt qu’ « un » impôt européen, il vaut mieux se soucier d’un ensemble d’impôts, chacun obéissant à des raisons spécifiques.

Le premier impôt serait une taxe GAFA. On sait que les GAFA payent peu d’impôts dans chaque pays, en liaison avec la faible taille des unités locales et la réunion de leurs profits en Irlande, où ils ne sont pratiquement pas taxés, avant de partir aux Etats-Unis. La France a ouvert la voie avec une taxe, seule, sans soutien, s’attirant les réactions négatives et menaces de rétorsion américaines (taxation des vins et alcools…). Une taxe GAFA européenne est économiquement légitime : il s’agit de profits de monopole et politiquement adroite : difficile aux États-Unis d’attaquer tous les pays de l’Union pour défendre quatre sociétés qui payent peu d’impôts et sont peu à plaindre.

Ensuite, ce qui paraît le plus fondé est une sorte d’ « impôt vert aux frontières », dans le cadre de la stratégie Green deal de l’Union. Avec une vraie taxe carbone, donc une montée de son prix dans le temps, on aurait une logique pour fonder des politiques d’investissement dans l’Union et pour taxer les produits à fort contenu polluant. Il s’agit en effet de dissuader les entreprises de délocaliser leurs activités polluantes ou d’« acheter » la pollution faite ailleurs, dans des pays où les normes seraient moins strictes. Le principe pollueur-payeur joue ainsi, le pollueur étant incité à l’être moins, ce qui pourrait changer des comportements, des productions, des filières et des cités, en les rendant moins énergivores – avec un avantage compétitif à la clef.

Enfin, il ne faut pas oublier le document co-signé le 18 mai par Angela Merkel et Emmanuel Macron qui appelle aussi à une taxation minimale effective, contraire à la concurrence fiscale (sous toutes ses formes) avec ses conséquences économiques et sociales (désindustrialisations, dumping social) de l’Union. On peut la comprendre, elle a ses travers.

En fait, il s’agit plutôt de mener une stratégie fiscale interne et externe, en évitant de créer au sein de l’Union des paradis fiscaux dont elle ne profite évidemment pas.

 

Quelle vision pour l’Europe, la création de cet impôt européen porte-t-elle ?

Jean-Paul Betbeze : Cette stratégie fiscale : homogénéisation interne et externe, plus taxe GAFA, plus taxes vertes aux frontières ne peut être isolée de la stratégie budgétaire de l’Union (programmes de freinage de la récession et programmes de relance), ni de sa stratégie monétaire (quantitive easing). En réalité la politique monétaire a fait sa part, et seule (n’oublions pas les messages en ce sens de Mario Draghi. Il se plaignait que la politique de la BCE soutenait seule la croissance de la zone euro et appelait à un soutien budgétaire plus conséquent. Il faisait remarquer que tel n’était pas le cas aux États-Unis ! Tout ceci se passait avant la pandémie.

Désormais, on voit que la politique monétaire doit continuer (plus), mais elle a joué l’essentiel de son rôle, la politique budgétaire doit prendre le relai, avec bien plus de dépenses, donc bien plus de ressources : emprunts surtout, impôts européens pour compléter. Stratégies monétaire, puis industrielle, puis fiscale, chacune avec leurs volets, finiront bien par faire une stratégie européenne !


Atlantico

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