LE CERCLE - La firme de Menlo Park, avec sa « monnaie » virtuelle libra, n'ambitionne pas de concurrencer l'euro ou le dollar. Facebook veut, en réalité, devenir une gigantesque plate-forme mondiale des paiements, explique, dans une tribune, Jean-Paul Betbeze.
Mais pourquoi donc Mark Zuckerberg présente-t-il le libra comme une « monnaie » et ne dit-il pas : « moyen de paiement » ? On a connu le fondateur de Facebook plus avisé. Ce serait certes moins marketing de dire que les 35 millions de Français-Facebookiens ou les 2,3 milliards de ses clients pourront payer par le libra qu’en libra, mais il aurait soulevé bien moins d’oppositions inutiles.
Le libra « monnaie » fait en effet figure de provocation, un peu dans la suite de l’aventure Facebook : connecter les humains par les mots d’abord, par l’argent ensuite. Le libra se veut peu coûteux à utiliser, mondial, stable. Peu coûteux, il va se trouver en butte aux banques classiques qui prennent des frais pour effectuer les virements, et plus encore aux réseaux spécialisés qui prélèvent beaucoup pour transférer vers les pays émergents l’épargne des salariés qui travaillent dans les pays industrialisés. Les banques et ces réseaux ne vont pas aimer, leurs clients oui.
Un instrument de transaction… flou
Viennent alors les banques centrales, a priori plus légitimes dans leurs critiques, surtout plus puissantes. Pour elles, le libra ne peut être une monnaie, à l’instar du dollar et de l’euro : il ne repose sur aucun système politique et social qui le garantit en cas de problème. Pire, il peut transporter l’argent de la drogue, de la fraude, de la corruption, des exodes de capitaux, des groupes paramilitaires, antidémocratiques, extrémistes. Qui sait ? Il doit donc être régulé comme une banque, voire plus.
Comment ce libra peut-il en effet surnager avec les taux d’intérêt actuels, si bas, et assurer en même temps une stabilité permanente par rapport aux grandes devises mondiales, ce qui suppose des compensations en temps réel et des couvertures de change ? A quel prix va-t-il donc facturer ses transferts intra et internationaux ? Et où va-t-il aller pour gagner quelque argent : vers des instruments de placement, vers des crédits ?
Le libra est un instrument de transaction qui reste à définir, mais c’est déjà un enjeu de pouvoir. Le président des Etats-Unis, Donald Trump, est clair : « Nous n’avons qu’une vraie monnaie aux Etats-Unis, plus forte que jamais, fiable et sûre. C’est la monnaie la plus dominante partout dans le monde, et ce sera toujours le cas. Et elle se nomme le ‘dollar des Etats-Unis’ ! » Il précise même, si nécessaire : « Je ne suis pas fan du bitcoin et autres cryptomonnaies, qui ne sont pas de la monnaie et dont la valeur est hautement volatile. »
Hypermarché monopoliste mondial
Le problème est que ces oppositions des banques, des banques centrales et des politiques cachent l’essentiel : le libra est au service d’une plate-forme mondiale d’achats. Le but de Mark Zuckerberg ? Visa, Mastercard, Spotify, Booking, eBay, Uber et Iliad (Free) de Xavier Niel sont en effet les premiers à rejoindre le groupe libra : pas de petites pointures. Bientôt ils seront 100. Seront-ils les maîtres de ce circuit mondial qui se crée ?
Car le modèle n’est pas celui d’une caisse d’épargne ou d’un gestionnaire d’actifs : Facebook pense que nous achèterons de plus en plus sur sa plate-forme. Elle collectera alors plus d’offres de qualité, venant d’entreprises désirant participer au réseau et alimentant sa centrale d’achats. Elle aura plus de publicité, plus de chiffre d’affaires et de marge, avec de plus en plus d’informations sur les goûts et moyens des clients.
Certes, on peut se faire peur et craindre que Facebook ne veuille s’arroger le droit de « battre monnaie », dévolu aux Etats, pour les déstabiliser. Mais ce serait suicidaire et contradictoire : le libra se veut un intermédiaire stable, pour acheter de plus en plus dans le circuit de paiement qu’il gère et entend développer. Il ne veut pas concurrencer l’euro ou le dollar, tout au moins de front. Il entend devenir la plate-forme mondiale des paiements. Avec Amazon ? C’est un hypermarché monopoliste mondial qui naît, pas une monnaie. Du moins, pas encore.
Les Echos