La crise bipolaire de la finance
Cela risque de devenir le risque du métier, avec la baisse des taux d’intérêt. S’il s’agit de conserver les encaisses aussi liquides que possible, elles sont aujourd’hui vouées à baisser de valeur, avec les politiques monétaires actuelles de taux bas, sinon négatifs. S’il s’agit au contraire de chercher quelque rentabilité, les risques ne vont que croître et la liquidité s’éloigner… par l’effet de ces mêmes politiques monétaires. Être liquide ? Bienvenue au – 0,1 % de la banque centrale japonaise ou au 0 % de l’européenne (et au – 0,4 % des réserves bancaires). Reste le 2-2,25 % de la Fed, en attendant moins. Moins, car si les taux américains baissent, sur ordre de Donald Trump, c’est d’abord pour soutenir la croissance affaiblie par les tensions douanières américano-chinoises, puis pour faire baisser le dollar par rapport à l’euro (en attendant, si cela ne suffit pas, une intervention du Trésor ?). Être liquide, au sens strict du terme, est aujourd’hui perdant, ne serait-ce qu’en termes réels, et de plus en plus.
Mais perdre, être forcé d’être moins liquide, c’est l’objectif des politiques monétaires pour sortir de la crise de 2008. Or, les liquidités montent quand même ! En zone euro, les encaisses en billets et pièces augmentent de 4,7 % sur un an en juin 2019 (pour atteindre 1188 milliards d’euros), les dépôts à vue de 7,6 % (7418 milliards d’euros) et les dépôts non monétaires baissent de 0,1 % (à 3449 milliards d’euros). La « répression monétaire et financière », pour parler comme les économistes, ne marche pas encore assez ? Pour faire repartir l’économie, et l’inflation avec, les banques centrales avaient décidé de baisser leurs taux courts : classique. Puis, comme rien ne venait, elles ont fait baisser les taux longs publics, par achats des bons de leurs Trésors : « non conventionnel ». Le fameux quantitative easing abaisse alors toute la courbe des taux. Cette « politique non conventionnelle » devait dissuader de conserver des encaisses liquides d’un côté, donc pousser à la consommation, et faire baisser les taux bancaires d’un autre, donc pousser à l’investissement, à la hausse de l’emploi, des salaires et in fine de l’inflation. En même temps, la baisse des taux longs devait soutenir l’immobilier et les bourses. Mais cette politique ne marche pas. Et voilà dix ans qu’elle est en place !
Pourquoi ? Parce que si les taux baissent et que rien ne repart, la trappe à liquidité s’ouvre, et la bipolarité vient ! Il faut en effet, pour gagner quelque argent, sortir des dépôts monétaires et placer dans des actifs plus longs et moins classiques. Et donc prendre de plus en plus de risques : bienvenue au Brésil (6 %), en Russie (7,25 %) et en Turquie (19,75 %), sans oublier bien sûr de couvrir le change. On verra ce qui reste ! Bienvenue aussi aux bons du Trésor indiens (6,6 % avec 3,2 % d’inflation), brésiliens (7,3 % avec 3,2 %) ou mexicains (7 % avec 3,8 %). Bienvenue aux obligations d’entreprises BBB, mais elles rapportent seulement 3,3 % aux États-Unis, ou 3,8 % dans les pays émergents ! Courage : allons vers le BB américain pour 4 %, ou celui des émergents pour 5,2 %. On verra plus tard.
Les politiques monétaires poussent à la bipolarité. La Fed et la Banque centrale européenne veulent diminuer les liquidités pour repartir et valoriser les patrimoines. Mais l’inflation ne repart pas, même en plein emploi comme aux Etats-Unis : nouvelles technologies et tensions géopolitiques freinent. Alors les banques centrales s’accrochent : taux plus bas plus longtemps, quantitative easing qui repart, avec les risques d’excès de crédit.
Si les politiques fiscales (baisse des taux d’imposition) et industrielles (travaux d’infrastructure, écologiques, innovation) ne s’y mettent pas, avec un vrai budget en zone euro, rien n’y fera. La baisse des taux ne guérit pas la bipolarité : elle l’accroît, si elle reste seule à la tâche et augmente ses doses.
AFTE