Cette semaine, les Etats-Unis atteindront leur 10e année de croissance ininterrompue depuis juin 2009.
© SPENCER PLATT / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP
Atlantico : Cette semaine, les Etats-Unis atteindront leur 10e année de croissance ininterrompue depuis juin 2009. Mais la première puissance mondiale en connaîtra-t-elle une onzième ?
Jean-Paul Betbeze : Dix ans de croissance, pas onze. C’est la réponse des marchés financiers, pour l’instant bien sûr. En effet, quand prêter de l’argent à 10 ans rapporte moins qu’à un jour, autrement dit quand « la courbe des taux est inversée », il y a tout lieu de s’inquiéter. Demain sera plus gris qu’aujourd’hui, autant donc profiter des taux longs d’aujourd’hui, avant qu’ils ne baissent davantage. Ainsi, aux États-Unis, les taux à court terme sont-ils encore à 2,38%, fixés par la Banque centrale américaine (les Fed funds), tandis que les taux à 10 ans pour les bons d’état ne cessent de baisser, à 2,1% désormais contre 2,5% en début mai !
Bien sûr, on peut ajouter les raisons derrière cette soudaine vague d’inquiétude. Ce cycle est décidément vieux. Surtout il est « mou », l’expansion n’a jamais été très durablement forte : rien à voir avec ces « reprises champagne », typiquement américaines, où le précieux liquide sortait brutalement du goulot, quand le bouchon avait sauté. On peut ajouter l’effet de la révolution technologique en cours, qui inquiète les salariés peu ou pas formés et pèse sur les demandeurs, d’où une modération des salaires et de la demande. Vient alors la politique, avec les batailles et interventions de Donald Trump, qui pèsent sur les échanges et sur les esprits. Et tout ceci converge vers une prophétie autoréalisatrice : dix ans, ça suffit ! Ce type de prophétie, économique, financière et surtout psychologique, qui se justifie elle-même, est la pire à combattre. Et elle est à l’œuvre.
Les risques de ralentissement annoncent-ils un atterrissage en douceur ou laissent-ils présager un risque de « crash » ?
« Crash » : la finance rêve toujours d’un « atterrissage en douceur », mais le rate. Elle se dit qu’une ou deux baisses de taux, déjà attendues par elle, permettront de stabiliser la situation, c’est-à-dire de ramener la courbe des taux à 1,75% pour le court terme et à 2% pour le long terme, en septembre-octobre 2019. Tout sera donc normalisé in extremis, permettant à l’économie de faire du rase-mottes à 1% de croissance, pas moins.
Mais la finance ne se conduit pas comme un avion. Nombre d’entreprises américaines, fragiles, ont profité de ces taux bas pour s’endetter encore, se surendetter, jouer les prolongations. Si les taux longs baissent pour les meilleurs, c’est que le risque monte pour les plus fragiles. La dette des entreprises américaines s’approche de la moitié du PIB, contre 45% pour le précédent sommet qui avait accompagné la « grande récession ». Certes les profits sont élevés, et comme les taux restent bas en moyenne, ils couvrent largement les frais financiers, en moyenne. Mais cette dette qui continue de monter, et qui entretient des sociétés en difficultés, soutient aussi la bourse. Elle sert un peu à investir, et bien plus à financer des acquisitions et des rachats de titres. Tout cela est bien fragile : en cas de ralentissement, le profit ne sera plus autant là, la bourse absente, les marchés obligataires fermés et les banques réticentes à prêter plus. Déjà, le taux de défaut de ces crédits risqués, et qui ont plus que triplé depuis 2010, monte.
Quelle place et part prend l’action du gouvernement Trump dans cette évolution ?
Si l’on veut ralentir, c’est maintenant, sauf si les marchés prennent peur : toujours ces prophéties autoréalisatrices ! Il ne s’agit pas seulement de baisser les taux, car les marchés diront immédiatement que les récessions suivent la première baisse, toujours vécue comme tardive, si la politique Trump ne change pas. C’est elle qui ralentit l’économie mondiale et inquiète les marchés, par ses foucades. Les marchés comprennent et aiment la baisse des règlements et des surveillances, et plus encore celle des impôts. Ils sont d’accord avec la politique de surveillance des brevets américains par rapport aux Chinois et comprennent que la Chine ne se laissera pas faire. Il ne s’agit pas, en effet, d’équilibrer les échanges par des hausses de tarifs, payées en fait par les Américains (!), mais de changer les règles économiques chinoises : ouverture des marchés publics, surveillance des droits, propriété… Ils comprennent que la Chine n’est pas près d’accepter ces « demandes de réciprocité ».
L’économie américaine subit un risque psychologico-politique, qui se propage. Chaque fois, Donald Trump frappe fort puis calme le jeu, comme il vient de le faire avec l’Iran, en lui proposant des discussions sans conditions, tout en maintenant ses sanctions. Même chose avec le Mexique, sans compter ses propos à Londres en faveur d’un Brexit dur, sans payer, mais avec un accord commercial spécial entre Royaume-Uni et Etats-Unis (comme avec le Canada ?). A attaquer partout « ennemis » et « alliés », on trouble le débat, renforce le pôle chinois, inquiète « les amis ». Les marchés se disent que Donald Trump devrait savoir jusqu’où aller trop loin. Mais ils n’en sont pas sûrs. D’où leur inquiétude, pour le pousser à freiner, avec cette inquiétude qui monte, et qui freine tout !
Atlantico