Le monde d’aujourd’hui est traversé par de multiples crises, des mutations technologiques radicales, des contestations de la mondialisation, modèle dominant de ces dernières décennies.
Le professeur émérite Jean-Paul Betbeze*, membre du Cercle des économistes français, reconnu pour la qualité de ses analyses, a bien voulu développer ses vues sur ce monde d’aujourd’hui et sa perception de la position du Maroc dans ce contexte international si chahuté.
Un entretien que les lecteurs de La Nouvelle Tribune et www.lnt.ma apprécieront…
La Nouvelle Tribune: M. Betbeze, alors que les pays émergents ont beaucoup profité de la croissance des pays occidentaux et de leurs investissements importants, aujourd’hui ils sont de nouveau exclus de la croissance économique mondiale, retombant pour certains dans le sous-développement. Comment pensez-vous qu’ils pourraient se redresser?
M. Jean-Paul Betbeze
Fini : le temps n’est plus où les pays industrialisés investissaient et embauchaient dans les pays émergents pour bénéficier de leurs salaires plus faibles et en importer ensuite les produits, ce qui permettait plutôt leur développement.
Fini donc ce temps de « développement inégal » pour les uns, « gagnant-gagnant » pour les autres, en tout cas de croissance conjointe : les chaînes de production qui ont maillé le monde sont aujourd’hui sous pression, un peu par l’arrivée de pays « encore moins chers » (Cambodge, Vietnam), bien plus par la révolution technologique en cours.
Elle chamboule les logiques de production, en les raccourcissant. A cela s’ajoute la montée des tensions géopolitiques, liées au conflit plus ou moins larvé entre États-Unis et Chine, conflit qui s’étend et se ramifie partout.
Resserré : la croissance actuelle devient ainsi de plus en plus liée à des capacités technologiques et à des marchés importants, ce à quoi contribuent les tensions géopolitiques.
Les processus de production vont ainsi se resserrer, géographiquement et technologiquement.
Pour se redresser, dans ce monde où la production de richesse se densifie, il faut donc offrir les conditions favorables classiques : fiscalité, normes, systèmes juridiques et financiers, qualité de vie, mais de plus en plus une qualité élevée du capital humain. C’est elle qui fera la différence.
Avec ou sans la guerre commerciale menée par le Président Trump et ses conséquences, n’est-ce-pas la faiblesse de la croissance qui perdure dans le monde qui crée des pauvres de plus dans les populations et les pays ? Comment en prendre la mesure et l’ampleur ?
La polarisation de la richesse à laquelle nous assistons vient largement de la révolution en cours de l’information-communication.
Cette révolution accentue la concurrence, et détruit aussi les réseaux « anciens » de production, de distribution, de finance…
C’est bien pourquoi les salaires augmentent peu, même dans les pays industrialisés en plein emploi, comme les États-Unis où l’Allemagne. Partout, les « anciens » systèmes de production sont en cause quand on peut comparer les prix, choisir sur plus vaste échelle, commander et se faire livrer dans ces pays, et surtout se réorganiser en robotisant.
Le taux de chômage des jeunes est alors élevé, de l’ordre du double de l’ensemble : l’entrée sur le marché de l’emploi est donc très difficile si on n’a pas les compétences requises, ou bien le salaire sera très faible et l’emploi précaire.
En même temps, cette révolution fait pression sur les structures installées, les disrupt, menaçant organisations et compétences.
Il s’agit, pour la startup d’aller vite en besogne en secouant le marché, afin de drainer rapidement du capital, quitte à se vendre au plus tôt.
En fait, quelle que soit la taille de l’unité, l’idée est de détenir une position clef sur le marché, de façon à affaiblir, sinon en évincer, les concurrents.
La révolution en cours fabrique des monopoles en quelques années, avec des fortunes considérables pour les actionnaires et des salaires hors-normes pour leurs salariés.
Ces monopoles (GAFAM en premier) raflent la mise, désormais mondiale. On se soucie d’eux en Europe depuis quelque temps et on commence à s’y intéresser aux Etats-Unis !
Aujourd’hui, pour réagir, il s’agit de former en entreprise, d’améliorer l’entrée en emploi, et de surveiller les monopoles pour, au moins, les taxer.
Comment la croissance économique peut-elle repartir ? Selon vous, y-a-t-il des arguments de politique économique novateurs pour en rétablir un rythme plus soutenu ? On parle de perte de la confiance, est-elle une cause ou une conséquence de la faiblesse généralisée de celle-ci ?
Révolution technologique, crise et bouleversement de l’emploi, crises énergétique, alimentaire, hydrique, crises politiques et sociales… le monde ne sait plus où il va. C’est bien pourquoi il y a crise de confiance : l’emploi n’est plus aussi sûr qu’avant, comme l’entreprise ou la monnaie… Surtout, il n’est pas sûr que la génération qui vient vivra mieux que l’actuelle, ce qui n’avait pas eu lieu depuis la deuxième guerre.
On se doute qu’il n’y a pas de solution miracle ni rapide ni unique, mais que sans plus de formation, constamment, il n’y aura que des déconvenues. La formation ne résout pas tout, mais elle est la base de tout.
Un pays comme le Maroc, qui s’emploie depuis vingt ans à faire des réformes économiques, s’ouvrir à l’international, libéraliser ses changes, conforter ses fondamentaux, ne doit-il pas changer de cap face à la remise en cause de la mondialisation, le rétablissement des barrières commerciales, et le repli sur soi des pays occidentaux, ses principaux partenaires ?
La nouvelle Tribune