2022-2027 : cinq années pour arriver à bien financer les entreprises en France

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Les entreprises françaises vont-elles poursuivre la vive reprise qu’elles manifestent aujourd’hui ? Comment les aider, au moins, à continuer ? C’est la question du moment, sachant qu’elles sont entrées dans la pandémie plus endettées et moins rentables (ceci expliquant en large partie cela) que nombre de leurs concurrentes étrangères, notamment allemandes. Elles n’en sortiront plus fortes, car changées, qu’avec plus d’innovations, d’investissements dans l’informatique et de formation, ainsi qu’avec, en même temps, plus de mobilisation, de profits, mais aussi... de dettes.

2022-2027 : cinq années pour arriver à bien financer les entreprises en France

Des entreprises toujours plus endettées en France : pourquoi, jusqu’où, et avec quels risques ? 87,6 %, c’est le pourcentage du PIB atteint par la dette

des sociétés non financières en France à la fin 2020. Les entreprises françaises sont ainsi très endettées, si l’on compare ce chiffre à ceux de l’Allemagne (50,7 %), des États-Unis (52,9 %) et même de l’Italie (72 %). Certes, l’on dira que ce pourcentage tient à la pandémie qui a pesé sur le PIB et poussé toutes les entreprises à s’endetter, d’autant que les pouvoirs publics les ont encouragées à le faire et les banques centrales l’ont facilité, sans compter la constitution d’amples trésoreries chez les plus solides d’entre elles (on ne sait jamais !). Mais, bien avant la crise sanitaire, ce pourcentage atteignait déjà 71,8 % pour la France contre 44,1 % pour l’Allemagne. Entre décembre 2018 et décembre 2020, l’endettement des entreprises a ainsi augmenté de 15,8 points de PIB en France contre 6,6 en Allemagne.

Chercher à comprendre cette évolution pour la corriger : l’objectif peut sembler ambitieux, sinon provocateur, car il ne s’agit pas « seulement » de financer les entreprises pour le quinquennat qui s’avance, mais de « bien » le faire, ce qui aidera celui qui suivra. Le projet paraît aujourd’hui plus complexe que jamais, dans la période troublée que nous vivons. Celle-ci obscurcit l’horizon des décideurs en charge d’investir et de financer, les risques étant devenus plus importants et moins probabilisables. Cela est d’autant plus vrai que les coûts de financement sont très bas, avec des marchés très profonds. Un paradoxe ? Sauf si ce bas niveau des taux d’intérêt cache des prises de risques supérieures, ce qui force à voir plus loin pour réussir.

Ainsi, pour avancer, il faut se mettre « dans la tête » du dirigeant d’entreprise, pour voir avec lui la trajectoire « moyenne » qu’il pourrait accepter. Puis pour étudier des choix tactiques par rapport à ce scénario moyen…, car ce qui est « moyen » est moyennement profitable !

 

Quelle trajectoire « moyenne » d’endettement à cinq ans pour une entreprise française ? Trois forces à prendre en considération

Comment intégrer les principales forces en jeu dans le système économique et social, lesquelles se révèlent plus prégnantes et interdépendantes que jamais ?

 

La première force est la révolution informatique

L’information est notre nouvelle énergie. Cette révolution « disrupte » les anciennes « filières » de production et de consommation. Elles donnaient de la régularité en termes de débouchés et de coûts, et donc de prévision des résultats : les voilà qui se fracturent. Que deviendront le moteur à explosion ou les énergies que nous utilisons, l’organisation des espaces et les mobilités ? Elles organisaient la vie économique et les continuités au sein des chaînes de production et de distribution des entreprises, des villes, des familles. Que deviendra la dynamique des coûts, si l’« ancienne » remontée des coûts marginaux, qui donnait une idée des tailles optimales des entreprises, ne se retrouve plus dans nombre d’activités ? Ainsi, dès lors que l’on a écrit les logiciels et déposé les brevets qui feront, par la suite, la différence, les dupliquer se fait à coût nul. La course à la taille conduit alors, plus rapidement que jamais, au monopole mondial, avec ces rendements croissants qui font le succès des Gafam. D’autant qu’ils achètent ensuite, à haut prix, les start-ups qui pourraient à terme sinon contester, du moins réduire leur influence. Quant à ces start-ups, elles lèvent des capitaux à des niveaux jamais atteints, poussées par la montée de leurs valeurs, par le constat que le gagnant emporte toute la mise, par des taux bas et, indirectement, par le faible impact des droits de la concurrence sur la régulation des grandes plateformes.

Pour réussir, il faut développer un « esprit informatique » dans l’entreprise. Cela ne veut pas dire la peupler d’informaticiens (même s’il en faudra bien sûr davantage), mais intégrer partout la logique informatique, qui s’étend chez les clients, les fournisseurs et les concurrents, pour la maîtriser, avec ses outils et ses exigences, et bénéficier ainsi de ses apports. L’investissement immatériel dans l’informatique, décisif pour agir et réagir plus vite, avec le risque d’être irrécouvrable en cas d’échec, implique d’être pensé avec ses utilisateurs pour être pratique, donc efficace. Informatiser l’entreprise, y mettre l’information au premier plan, est un processus global, coûteux et risqué, mais surtout participatif et interactif. C’est la « nouvelle compétitivité ». Il ne s’agit pas de produire moins cher, mais de façon plus adaptée à des besoins qui changent, grâce à une connaissance fine et permanente des comportements d’achat, à celle des « influenceurs » toujours à l’œuvre. Produire pour vendre en générant un profit, c’est prévoir au-delà des indications classiques tenant au revenu, à la CSP ou à la taille du ménage, lesquelles sont devenues bien trop « épaisses » et toujours en retard.

Ainsi, naîtront de nouveaux sentiers d’évolution, avec des structures capables d’étendre leur échelle de production sans hausse notable des prix, avec les compétences qui suivent : c’est la scalability. Ces « coûts d’entrée » dans le marché, largement immatériels, détermineront la suite. C’est la première marche, haute et risquée, pour permettre la maîtrise des coûts futurs. Ils évincent les concurrents, en cas de réussite, bien sûr : la vitesse de mise en œuvre des idées, puis de collecte de fonds, fait la différence dans la génération d’entreprises qui émerge. Elle force les « anciennes » à devenir plus flexibles, et à supporter les frais de réorganisation associés, après avoir déprécié les actifs matériels et immatériels sur lesquels s’appuyaient leurs « vieilles » structures.

 

La deuxième force en jeu est de nature géopolitique : tout faire pour s’intégrer dans un monde soumis à de plus fortes tensions et interdépendant

L’entrepreneur européen ne doit pas se dire que cela le dépasse : quelle que soit sa taille, toute entreprise doit « penser global ». Il s’agit notamment de la montée en puissance de l’Asie, pour ne pas dire de la Chine, face aux États-Unis qui résistent et à une Europe qui commence à s’unir, ayant une perception plus aiguë de la menace qui pèserait sur elle si elle ne réagissait pas. La reprise qui se poursuit est tributaire de soutiens budgétaires pour contrer les effets de la crise sanitaire (après ceux de la crise des subprimes, toujours présents dans les bilans des entreprises) aux niveaux national et européen, et surtout d’appuis monétaires. Les interventions de la Banque centrale européenne sont décisives pour financer au mieux les déficits publics européens et limiter la hausse des taux longs, qui vient notamment des États-Unis. Cela permettra aux banques de poursuivre leur politique d’octroi de crédits aux entreprises, mais cela ne suffira pas. Tous les États se lancent en effet dans des programmes pluriannuels de rénovation destinés à soutenir leur économie et à guider des changements structurels. Ce sont les 3 000 milliards de dollars prévus (mais non encore votés) aux États-Unis ou les 750 milliards d’euros prévus par un premier programme européen qui sera suivi sans doute d’autres, sans compter les programmes nationaux de chacun des pays de l’Union européenne. À tous niveaux, les unions feront les forces et, en la matière, l’Union européenne n’a pas à rougir de ses efforts, loin s’en faut, et moins encore à se plaindre de la complexité de ses procédures quand on voit ce qui se passe aux États-Unis (malheureusement d’ailleurs).

Le contexte conjoncturel est plus favorable, mais il s’inscrit dans un contexte géopolitique plus tendu. Ce qui paraît le plus vraisemblable à moyen terme, c’est penser que la fiscalité des entreprises dans l’Union ne devrait pas remonter (notamment en France, où les impôts de production restent trop élevés), sauf éventuellement, mais de façon aussi peu distorsive en intra-européen qu’il se pourra, pour répondre aux enjeux climatiques, tandis que le niveau des taux courts restera bas, au moins jusqu’en 2023. Le cadrage financier moyen est donc un financement à conditions privilégiées des banques par la BCE, pour que celles-ci accordent aux entreprises des crédits à des conditions privilégiées, dans un contexte de taux longs maintenus bas par la poursuite des programmes d’achats d’obligations publiques et privées, et ce même après la « fin » de la pandémie telle qu’elle sera estimée par les autorités. La crainte de la BCE est en effet un tantrum européen, une colère, comme celle qui avait secoué les marchés obligataires américains, puis mondiaux en 2013, quand Ben Bernanke avait émis l’idée que les achats par la Fed de bons du trésor américain (le quantitative easing) devraient cesser un jour.

Le contexte structurel s’avère, lui aussi, favorable. À côté de ces politiques prolongées de soutien, que l’on peut qualifier de keynésiennes si l’on veut, d’autres se mettent en place pour soutenir des changements structurels, de type schumpétérien. Il s’agit de permettre aux entreprises et aux différents secteurs d’activité de s’adapter à la nouvelle donne, à la fois technologique, géopolitique et sanitaire. Ces programmes vont durer. Dans une récente étude de la Banque de France (1), on peut lire : « Les bilans des banques centrales ont fortement augmenté… En raison des programmes d’achats nets d’actifs en place, ils sont encore en expansion. Toutefois, à plus long terme, leur taille pourrait se stabiliser, puis se replier graduellement, lorsque l’inflation sera durablement revenue au voisinage de l’objectif. » Nous n’y sommes pas encore !

 

La troisième force à prendre en considération est d’ordre social

Avec les instabilités que l’on mesure partout, avec l’éclosion des réseaux sociaux de toutes natures, il faut œuvrer pour que l’entreprise maintienne sa cohésion. Cela appelle à en consolider le tissu social, interne et externe, autour de la Responsabilité Sociale et Environnementale de l’entreprise. C’est un concept vague et fourre-tout pour beaucoup. Mais c’est un fait qu’il est impossible aujourd’hui de réussir sans comprendre les inflexions sociétales en cours, sans les maîtriser, sans expliquer ni convaincre. L’entreprise voit s’accumuler de nouveaux objectifs en interne (égalité des sexes, respect des minorités, empreinte carbone…) et en externe (formation, insertion dans la cité…), à côté d’une « maximisation du profit à court terme » qui se voit ainsi complexifiée.

Aujourd’hui, le profit est plus dépendant que jamais de sa répartition entre ses parties prenantes (stakeholders). En conséquence, il en faut toujours plus, ce dont on ne parle pas. Il ne s’agit pas de dire que la maximisation du profit n’est plus : elle a été conçue dans un contextesocial, légal et réglementaire qui aujourd’hui a changé. Ce contexte désormais plus exigeant implique en fait une plus forte rentabilité. Certes, elle est largement permise par un financement bancaire et de marché moins coûteux, mais c’est pour satisfaire plus de besoins : investissements immatériels, formation, salaires et bonus plus élevés pour attirer les talents, dividendes et politique de hausse du cours de bourse pour les actionnaires, avec des clients mieux informés et plus exigeants…

L’entreprise doit donc se penser en anticipant plus, parce que c’est plus difficile ! Elle doit commencer par un scénario moyen, en tenant compte de ces nouveaux invariants : innovation, formation, préoccupations sociétales, en recherchant plus de rendement pour pouvoir prendre plus de risques. Créer, gérer et piloter une entreprise sont devenus plus complexes que jamais. Il n’y a pas d’autre solution que créer de la croissance, et ce en faisant plus de paris et en expliquant pour convaincre. Mais ce n’est pas en faisant comme les autres que l’on réussit !

 

Quelles « variantes » pour cette stratégie « moyenne » ?

Ne pas parier sur un « retour à la normale », en s’appuyant seulement sur des adaptations : il faudra chercher, voire susciter, des inflexions des comportements

Tout aussi tentante que dangereuse est l’idée de penser que la pandémie a accéléré des changements qui étaient déjà en germe : certes des accélérations ont lieu, mais des nouveautés sont aussi apparues. Et il est difficile de savoir ce qui restera de certains changements de comportements et comment d’autres vont se poursuivre… et changer le paysage. C’est notamment le cas du télétravail (2) ou du recours accru au e-commerce ou du regain des centres commerciaux de proximité. Le télétravail, pour une part accrue, restera-t-il permanent, et avec quels effets sur les surfaces et les organisations de bureaux par exemple ? Comment les systèmes logistiques de distribution vont-ils évoluer en centre-ville ? Que deviendront les chaînes de valeur ?

 

Accroître la solidité de l’entreprise face à un environnement plus hostile

Dans le « Crépuscule des idoles », en 1888, Nietzsche écrit sa phrase célèbre : « Ce qui ne me tue pas me rend plus fort ». Il ne s’agit pas d’un éloge des survivants, mais plutôt de prendre en compte les forces en jeu, aujourd’hui plus nombreuses, auxquelles il faut se préparer pour les maîtriser.

 

La résilience, le concept central

Il faut faire passer à l’entreprise des stress tests, sur le modèle de ceux de la Banque centrale européenne. Il ne s’agit pas de se demander ce qui peut se passer dans des cas extrêmes, parce que l’exercice est peu utile, mais plutôt dans des cas peu probables : forte baisse de croissance, hausse significative des taux d’intérêt, défaut ou rachat d’un fournisseur, défaut d’un client important… Là aussi, être apte à réagir se prépare.

 

S’endetter plus pour se différencier !

Dans un contexte d’inflation et de taux bas, il ne faut pas hésiter à s’endetter plus, pour se renforcer ou se différencier dans une spécialité. Certes, nous l’avons dit au début de cet article, les entreprises françaises sont plus endettées que leurs concurrentes allemandes, mais c’est parce qu’elles sont moins rentables que ces dernières (le ratio excédent brut d’exploitation/valeur ajoutée y est de 30 %, contre 35 à 37 % pour l’Allemagne). Sachant en outre que l’impôt sur la fortune a dissuadé des entreprises de s’étendre et/ou les a poussées à distribuer des dividendes à leurs actionnaires pour qu’ils payent ledit impôt, tout cela au détriment de la croissance de ces entreprises. Mais cela n’est pas une raison suffisante, pour des entreprises rentables, à moins recourir à l’emprunt, bien au contraire ! Il ne s’agit pas de parier sur la chute de concurrents, mais de s’adapter plus vite aux changements en cours, de les accompagner en se développant par croissance externe, en achetant des concurrents ou des start-ups (comme le font les Gafam !).

 

Cet endettement supplémentaire permettra de dessiner une entreprise plus concentrée, plus « plate »

Cette entreprise sera plus « concentrée » grâce à une réduction des longues et complexes chaînes de production, du nombre de ses fournisseurs (pour retenir les plus solides et prometteurs), de leur fragmentation, tous des éléments qui alimentent la fragilité de l’ensemble. Elle sera plus « plate » par la réduction du nombre des échelons hiérarchiques, en étendant le périmètre de commandement (span of control) des responsables, avec une plus grande diffusion des systèmes de surveillance, de contrôle et de reporting. Elle sera également plus « reliée » : les chaînes de production globales (Global Value Chains) vont se rapprocher de leurs débouchés finals et se simplifier, autour de nouveaux hubs reposant sur la 5G. Elle sera alors plus réactive : les travaux d’optimisation de la logistique, après repérage des points faibles, vont redessiner les circuits des biens en les centralisant autour d’un cœur plus important, et avec moins de nœuds.

Sans que l’on ose souvent le dire, les complexités précédentes des chaînes de production venaient de crises subies par des entreprises qui avaient dû se spécialiser pour survivre autour de ce qui était devenu, par défaut, « leur point fort ». Les économies d’échelle sont donc questionnées quand les liens industries-services, de la conception jusqu’à la livraison, sont menacés, quand le critère de proximité joue davantage pour quelques centres d’énergie, de matière grise, de transport ou de demande.

En effet, les acteurs économiques vont montrer leurs fragilités, notamment dans les services, mais aussi leurs capacités d’adaptation. Par exemple, la grande distribution va réduire ses surfaces en périphérie des villes pour parier sur la proximité. Les centres logistiques les plus proches des marchés, dans les faits des grandes villes, vont se

développer en recourant à des modes de distribution plus légers et connectés. Tout cela pilotera, plus qu’avant, la production.

 

Conclusion

L’avenir est plus ouvert que jamais aux entreprises et aux entrepreneurs voulant réussir au cours du quinquennat qui vient. Un avenir qui commence par un « scénario moyen » qu’il faut absolument construire, pour se différencier ! Il s’agit en effet de rebâtir un écosystème au cœur même d’une place de marché, dans et avec l’entreprise. Il revient à l’État d’aider non pas par plus de règles et de contraintes, mais « en se mettant dans la tête de l’entrepreneur », en intégrant la logique de cette révolution de l’intelligence qui se diffuse de partout. Former, former, former… : la sortie de la pandémie montre que surestimer la capacité de rebond par le biais de la seule technologie, c’est sous-estimer celle permise par les individus et les groupes d’individus. Or, ce sont ces deux éléments qui font, ensemble, le succès…, avec la dette qui le rend possible.


(1) CERCLÉ Emmanuel, LE BIHAN Hervé et MONOT Michaël, « Comprendre la croissance du bilan des banques centrales », publication faite le 25 mars 2021.

(2) https://www.la-fabrique.fr/fr/publication/le-travail-a-distance-dessine-t-il-le-futur-du-travail/#main


Annales des mines

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