Jacques Rueff, Gouverneur de la Banque de France, parle en 1963 du « privilège exorbitant » du dollar. Les pays en excédent de balance des biens et services (la France à l’époque !) accumulent alors des dollars, sous forme de bons du trésor américain. Cette contrepartie du déficit américain est « sans pleurs », pour citer encore Jacques Rueff. « Sans pleurs » pour le pays en déficit bien sûr, puisqu’il paye, lui qui a acheté des biens et services réels, en bons du trésor… américain, plus jamais en or. Le gold exchange standard est mort.
Pour le pays qui achète, les États-Unis surtout, cette opération « papier imprimé contre biens et services réels » est évidemment très rentable. Les économistes parlaient de « seigneuriage » pour qualifier l’écart entre le coût du papier, reconnaissance de la dette, et l’or, qui aurait dû solder la transaction. Un tel mot ne nous rajeunit pas mais il a prospéré, puisqu’aucun déficit ne se paye en or : seulement en papier.
Pas de surprise donc si la dette publique américaine ne cesse de monter. Elle atteint actuellement 36 000 milliards de dollars, soit 120% du PIB : Jacques Rueff a eu bien raison de nommer « exorbitant » ce privilège. Et que dire pour nous, avec 3 350 milliards d’euros de dette publique (115% du PIB), sinon : merci Europe, merci BCE, merci euro, de nous permettre ce « petit » privilège !
Aujourd’hui, Trump est très conscient de la situation américaine… mais pour en profiter plus encore que ses prédécesseurs. Certes, il s’inquiète du déficit budgétaire, pour le traiter à sa manière. Il taxe les importations et rançonne, en plus, les pays qui lui vendent (700 milliards de dollars pour l’Europe), sans dire ce qu’il en fera ! Et, chez lui, il licencie dans les services publics, usant du shutdown pour réduire ses dépenses.
Surtout, iI comprend que le « privilège exorbitant » de sa monnaie fait qu’elle est chère, même si elle est plus risquée, car vue comme la plus sûre, puisqu’on lui prête ! Force immatérielle des États-Unis (avec leur image, leurs réseaux et leurs brevets), forces matérielle et financière (avec leurs entreprises et leurs bourses), sans oublier la force militaire, se conjuguent pour former un « effet bunker ». Le bunker est protégé, parce que c’est un bunker, mais il est plus risqué parce qu’il centralise les richesses, étant bunker, même s’il s’agit de reconnaissances de dettes. Il faut donc y aller : tous aux abris ! Ceci permet à Trump l’opération inouïe qu’il mène : dire que le dollar est trop fort, organiser sa baisse (-13% depuis janvier par rapport à l’euro) et menacer en même temps de 100% de droits de douane tout pays qui essaierait d’éviter le dollar. Exorbitante logique !
Et ce n’est pas fini : Donald Trump organise un « bicentrisme » monétaire mondial. D’un côté, il laisse la Chine développer son yuan comme monnaie de transaction avec ses voisins, puis avec la Russie, puis avec les membres de l’initiative « ceinture et route », puis avec les BRICS+. De l’autre côté, il soutient le développement des stablecoins en dollar (1stablecoin = 1 dollar, promis-juré), produit financier essentiellement destiné à l’extérieur. Gagés, mais pas à 100%, c’est le hic, sur des bons du trésor américain, ils sont vendus par les banques, qui n’ont pas beaucoup besoin de capital pour les garantir, puisqu’il s’agit surtout de bons du trésor américain ! Plus encore, de « nouvelles banques » vont se développer, soutenues aux États-Unis par les règles « compréhensives » des régulateurs, plus encore par les GAFAM et les vendeurs de cryptoactifs, toujours en quête de dérégulation, et de clients étrangers. D’ores et déjà, Tether et USDC, deux cryptomonnaies adossées au dollar, détiennent plus de bons du trésor américain que l’Arabie Saoudite ! On a compris : la dette publique mondiale ne pourra que croître et être américaine, même si le dollar inquiète plus.
Quels risques cache cette « logique exorbitante » ? D’abord, Donald Trump sait que la Chine répugne à développer un marché sur ses propres titres publics : ce n’est pas tant le capitalisme qui lui répugne, qu’être transparente. Ensuite, il flaire l’énorme marge qu’offrent les stablecoins pour les émergents, avec leurs populations inquiètes de leur monnaie et de leur inflation. Il va y siphonner l’épargne. Ceci tiendra aussi longtemps que la confiance dans ses stablecoins, sauf run et crise mondiale. D’ « exorbitant », le privilège du dollar sera explosif. Trop tard.
